Convention de Denver, après le rêve, la réalité
par hans lefebvre
vendredi 29 août 2008
Le 28 août 1963 à l’issue de la mythique marche pour la liberté, Martin Luther King prononçait devant le mémorial Lincoln de Washington son discours le plus célèbre, gravé à jamais dans le marbre de l’histoire des États-Unis. Quarante-cinq années se sont écoulées, jour pour jour, et Barack Obama en prononçant son discours de l’acceptation, vient de clore cette convention démocrate historique qui s’est tenue à Denver, officialisant sa candidature aux prochaines élections américaines qui se dérouleront le 4 novembre 2008. Cette date anniversaire ne doit rien au hasard, elle se veut comme une véritable invocation à l’Histoire, ressuscitant le plus illustre des combattants pour l’égalité des droits, dans une nation qui a un passé particulièrement lourd dans cette matière. Si l’ambition du sénateur de l’Illinois est « de réconcilier les États-Unis avec le reste du monde », en cas d’élection, il devra aussi s’atteler à rapprocher les communautés pour le bénéfice de toute une nation.
Ils sont venus, ils étaient tous là, les plus illustres représentants du parti démocrate, unis dans une grande messe parfaitement mise en scène, appelant à tour de rôle à voter Barack Obama lors des élections présidentielles. Ted Kennedy, pourtant gravement malade, s’est fendu d’un discours émouvant et sans ambiguïté ; Hillary Clinton en a fait de même, ne lésinant pas sur les mots, répétant à douze reprises le nom du sénateur de l’Illinois, martelant l’impératif d’un vote en faveur de Barack Obama, ramenant ses brebis dans le troupeau de l’heureux élu qui aura la lourde charge d’engager les hostilités suprêmes pour le compte de l’Amérique démocrate. Puis ce fut le tour de Bill Clinton qui, sans laisser planer aucun doute, répéta à l’envi son désir de voir la nation dirigée par Barack Obama, n’oubliant pas de citer l’indispensable colistier, Joseph Biden. « Nous avons besoin de Barack Obama pour restaurer le leadership des États-Unis dans le monde. (...) Barack Obama est prêt pour être le prochain président des États-Unis », s’est-il notamment exclamé, quelques instants après que le sénateur de l’Illinois fut désigné par acclamation du public, modalité imposée par Mme Clinton en personne, mais âprement négociée en coulisse.
Chacun sait toute l’importance des voies récoltées par cette dernière puisqu’un sondage indique que 30 % des électeurs de l’ex-première dame des États-Unis ne souhaitent pas voter pour le candidat démocrate. On comprend donc l’impérative union affichée, d’autant que nombre de futurs électeurs se décideront durant les deux derniers mois de la campagne présidentielle. Les apparences sont sauves, la façade hollywoodienne de ladite convention devrait fonctionner à plein en termes de communication, d’autant que, dans l’autre camp, il y a aussi toutes les voies des déçus des années Bush qu’il faudra moissonner.
Enfin, dans un stade surchauffé, c’est le candidat Obama qui aura mis fin à la convention, dans une apothéose magnifique, portant tous les espoirs d’une autre Amérique, celle de l’ouverture et de la tolérance. Son discours a décliné méthodiquement le programme réellement alternatif qu’il mettra en place s’il était élu à la tête de la nation (la sortie de son livre programme est prévue pour le 9 septembre). Ambitieux, affichant un désir de profonde rupture, sa mise en œuvre demandera un travail considérable, même s’il pourrait être porté par le vent de changement qui souffle actuellement sur les États-Unis, selon certains observateurs avertis, parmi lesquels Andrew Sullivan du journal The Atlantic Monthly (Washington).
Dans son discours devant le mémorial Lincoln de Washington, le pasteur Martin Luther King n’avait pas même osé faire ce rêve qu’un jour, peut-être, un homme de couleur serait un des candidats officiellement désigné pour l’élection à la présidence américaine. C’est dire ici toute la dimension improbable de l’événement qui vient de se faire réalité.
Pour autant, même si la situation des Afro-Américains a considérablement évolué depuis l’abolition de l’esclavage, force est de constater combien le chemin à parcourir reste long avant que l’égalité des chances s’inscrive complètement dans les faits. C’est ce qu’aura rappelé le sénateur Obama dans un discours mémorable tenu à Philadelphie le 18 mars 2008, évoquant tout autant la colère des Noirs que le ressentiment des Blancs. Discours sans équivalent depuis plus de quarante ans selon Janny Scott, journaliste au New York Time. En outre, ce dernier aura parfaitement su manœuvrer sa barque en évitant d’ethniciser sa campagne.
Mais, force est de constater que nombre d’indicateurs démontrent encore combien les discriminations restent prégnantes à l’endroit des différentes minorités qui font les États-Unis, même s’il ne faut pas manquer de rappeler que les projections démographiques indiquent que les Blancs seront minoritaires d’ici deux générations.
Dans le domaine des inégalités, quelques chiffres élémentaires tout à fait indiscutables posent clairement les choses. Par exemple, en matière de détention, selon le sociologue Bruce Western, un jeune Noir américain non diplômé a 60 % de chances d’être incarcéré avant ses 35 ans. En outre, les Afro-Américains, s’ils représentent environ 12 % de la population totale des États-Unis, ont huit fois plus de chances d’être incarcérés qu’un Blanc, et ils représentent plus de 40 % des personnes condamnées à au moins une année de détention. Le ratio parle de lui-même ! Ainsi, dans l’Etat de Californie, un jeune Noir américain a plus de chance d’être incarcéré que d’aller user ses pantalons sur les bancs d’une université.
Passons à la santé avec quelques données épidémiologiques incontournables. Les ratio sont ici encore particulièrement défavorables pour les minorités ethniques. Qu’il s’agisse de la prévalence des cancers, des maladies cardiovasculaires, du diabète, ou de tout autre pathologie grave, les minorités sont largement surreprésentées dans les statistiques, cela étant essentiellement dû à un environnement global qualitativement très inférieur à celui des Blancs. Conditions de travail, alimentation, consommation de toxiques, accès aux soins et aux programmes de prévention, etc., là encore, les minorités sont largement discriminées et, à l’évidence, elles représentent l’essentiel des personnes précaires. A titre d’exemples, la mortalité des enfants noirs est deux fois plus élevée que celle des enfants blancs, mais, encore, la prévalence du VIH est dix fois plus élevée dans la population afro-américaine que dans la population blanche.
Il en va de même pour ce qui est de la notion d’injustice environnementale. Hélène Crié-Wiesner de préciser que les Noirs ont une probabilité quatre-vingt fois plus élevée de vivre dans des lieux où l’air est gravement pollué. La donnée est suffisamment éloquente pour qu’Hillary Clinton se soit emparée de ce sujet épineux qui fait désormais l’objet de travaux universitaires. Sur ce même sujet, s’empresser de lire le cas emblématique de la ville d’East-Saint Louis relaté par Yves Marrochi dans un article remarquable.
Mais encore, selon le Pr Judith Scales-Trent, les Noirs ne représentent qu’1 % du corps professoral universitaire, et seulement cinq Noirs ont été élus au Sénat en deux cents ans !
Ce ne sont ici que quelques éléments disparates, mais forts révélateurs, et qui tendent à démontrer combien la tâche du sénateur Obama sera très ardue si le rêve de son élection devenait réalité. La réduction des écarts ne se fera ni sans mal et encore moins dans un temps record ! Il faudra donc beaucoup d’énergie et de temps pour arriver à quelques résultats probants, d’autant que l’espoir suscité devrait être immense pour ces minorités, sans oublier que l’éventuel président sera aussi celui de l’Amérique des WASP, sans laquelle rien ne pourra se faire in fine.
S’il est un principe qui gouverne, et cela quel que soit le pays ou le système, c’est celui de réalité, avec son cortège de contraintes exogènes et endogènes, mais ne doutons pas que le sénateur Obama mesure bien ce paramètre, et qu’il en fera largement part lors des deux mois de campagne qu’il lui reste à mener. Certes, le rêve doit être de mise afin que les masses adhèrent à un projet, mais la réalité doit aussi être mise en avant afin de trouver un équilibre subtil, une alchimie crédible. La crise financière que traverse la nation américaine est là pour rappeler au candidat les fondamentaux d’une économie de marché, ainsi que la fragilité actuelle d’une conjoncture économique délicate, même si les chiffres de la croissance viennent d’être révisés à la hausse. Confiance il lui faudra redonner aux acteurs-décideurs de la machine économique, s’il veut parvenir à redistribuer plus équitablement les cartes, et ouvrir plus amplement le champ des possibles aux minorités qui composent la nation américaine.
Il en va de même au plan international et la politique que le futur président devra mener à l’échelle planétaire devra faire peau neuve. Certes, Barack Obama incarne ici aussi le rêve d’une autre Amérique, plus emphatique à l’endroit du reste du monde, moins dominatrice et arrogante, plus tolérante et ouverte aux évolutions du monde qui sont en cours. Il faudra tirer un trait sur les années belliqueuses engagées durant les deux mandats de sieur Bush, ce qui ne sera pas le plus évident même si le discours de rupture tenu par le sénateur Obama séduit tous les pacifistes de la Terre. La marge de manœuvre n’est pas si grande en la matière, mais elle peut toutefois faire une grande différence avec les années qui viennent de s’écouler, l’enjeu étant de cicatriser définitivement la plaie laissée par les attentats du 11-Septembre 2001 dans la conscience américaine, seule condition d’un retour au monde plus en harmonie.
En ce sens, Barack Obama devra faire sienne la devise préférée de Fréderick Douglass (1818-1895), « je m’associerai avec quiconque pour faire le bien, et avec personne pour faire le mal », premier candidat noir à la vice-présidence qui, toute sa vie durant, affirmera sa croyance en l’égalité de tous.
Le rêve est là, à portée de votes et l’élection du candidat métis Barack Hussein Obama pourrait être le reflet de l’Amérique de demain, plus ouverte sur le monde multipolaire qui se dessine, l’expression d’une Amérique enfin pétrie de mélanges prometteurs, et non plus de communautés juxtaposées mises en concurrence. La tâche demeure immense, à la hauteur de « la révolution Obama » véritable terre promise.
Bibliographie :
Barack Obama, L’Audace d’espérer, Presses de la Cité 2007
Les Rêves de mon père, Presses de la Cité 2008
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F. Durpaire et O. Richomme, L’Amérique de Barack Obama, Démopolis 2007
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Frederick Douglass, La Vie de Frederick Douglass, un esclave américain, La Bibliothèque Gallimard
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Les tribunes de la santé, Sève n° 19, "Les États-Unis et la Santé", juillet 2008
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Loïc Wacquant, Parias urbains, La Découverte, 2006
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Courrier International, "La Révolution Obama", Hors série, été 2008
Claude Fohlen, Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Editions Perrin, 1998.