De Lagos à Lampedusa

par SylvainD
dimanche 20 octobre 2013

Le patrimoine culturel français s’exporte bien. Le dernier palmarès des consommateurs de champagne a célébré le Nigéria : le pays le plus peuplé d’Afrique est en 2013 l’un des plus gros consommateurs de Champagne au Monde. Derrière la France, mais devant le Grande Bretagne, la Russie, la Chine [1]… En deuxième position donc. Au-delà de l’anecdote et de l’absurdité du fait, cette annonce m’a troublé[2]. Evidemment le drame de Lampedusa n’a fait qu’ajouter un peu plus de trouble.

Depuis bientôt dix ans, la pauvreté au Nigéria ne cesse d’augmenter. Aujourd’hui, 70% de nigérians vivent avec moins d’un dollar par jour. La banque Mondiale indique, sans aucun commentaire, que le taux d’inscriptions à l’école primaire a baissé de près de 20% depuis 2006[3]. Sans plus. Peut-être ne sait-elle pas que nombre de multinationales, qui sont indirectement ses clients voire ses fournisseurs en cash, y font d’énormes bénéfices. Et qu’elles sont régulièrement épinglées par la justice, pour les dommages environnementaux que leurs exploitations pétrolières font dans le delta du Niger. C’est un détail sans doute pour cette institution, mais un détail qui se confond avec la corruption que charrie cette exploitation pétrolière. Corruption qui est la cause principale de l’éternel déficit budgétaire qu’affiche le Nigéria, et cela bien qu’il soit le 1er pays exportateur de pétrole d’Afrique et le 6ème au niveau mondial.

Si l’Etat fédéral nigérian peine à renflouer ses caisses, ceux qui l’en empêche ont au moins le bon goût d’apprécier le vin pétillant français. Les buveurs de champagne, hommes d’affaires, escrocs ou dirigeants du pays, tout en même temps parfois, ne sont certainement pas étonnés ou gênés que 30 à 40% [4] des nigérians n’ont pas accès à l’eau potable. Fatalité africaine sans doute…

Evidemment ce tableau du Nigéria peut sembler caricatural. Pas si sûr malheureusement. Pas plus qu’il ne serait isolé. Car l’état du déficit budgétaire nigérian (au regard de la richesse minière du pays) évoqué plus haut, n’a rien d’original. Il n’est pas besoin de s’éloigner du Nigéria : RDC et Centrafrique par exemple, sont des habitués chroniques des faillites de l’Etat.

S’étonner ensuite que les habitants de tels pays cherchent à en sortir pour rejoindre l’eldorado occidental, n’est pas très honnête. Car rien de plus normal malheureusement.

Une semaine après le naufrage d’une embarcation de réfugiés au large de Lampedusa le 3 octobre 2013 qui a fait plus de 300 victimes, une autre embarcation a chaviré au large de Malte. Quel émoi : politiciens et autres experts auto-proclamés font de grands moulinets de bras en criant : « plus jamais ça ». Bien sûr ils ne font rien (hormis de la répression, j’y reviendrai). Et bien sûr ils ne feront rien. Pour une raison assez simple, et qui n’a sans doute pas grand-chose à voir avec la sauvegarde de nos emplois, si ce n’est qu’accessoirement. Cette raison est plus certainement que la corruption qui mine ces pays, où tant de pauvres sont contraints de tout quitter, en connaissance ou non de cause, ne vient pas de nulle part, et ne profite pas qu’aux autocrates et à certains hommes d’affaires africains. Les corrompus de ces pays ne sont pas les seuls à boire du champagne.

Admettre que la colonisation, de l’Afrique notamment, a été une grande razzia, n’est plus vraiment absurde aujourd’hui et seuls quelques idéologues osent encore défendre le rôle positif de cette période de l’histoire. Pas plus d’ailleurs qu’il n’est farfelu de dire que cette colonisation continue, par d’autres moyens, aux travers par exemple de ces multinationales qui travaillent au Nigéria. Comment ne pas s’attendre ensuite que des enfants, des femmes et des hommes, malmenés par des dictatures corrompues que l’Occident soutient imperturbablement[5], sans doute pour ne pas risquer de remettre en question ses affaires (et ses « petits » arrangements), souhaitent fuir leur pays au risque de leur vie ? Cette forme de colonisation affairiste comporte, comme sa version originale, des risques et provoque des dégâts. Ne devrions-nous pas cette fois les assumer au lieu de les refouler comme de mauvais cauchemars ?

La réponse européenne à cette immigration malvenue, et un peu provoquée[6], est une réponse militaire : FRONTEX et tous ses sous-produits, comme le dernier en date : EUROSUR[7]. Drôle de façon d’affronter ses responsabilités. Quant aux chefs d’Etat de ces pays qui exportent leurs miséreux, ils se gardent bien de dire quoi que ce soit, de donner un quelconque avis. Evidemment. Et évidemment, nos chefs d’Etats occidentaux ne leur demandent aucun compte, si ce n’est à l’inverse pour leur fournir des aides qui doivent les inciter à retenir et enfermer ces affamés qui ont la bougeotte.

Il y a quelques années, et peut-être encore aujourd’hui[8], la fondation Bill et Mélina Gates aidait et soignait les habitants du delta du Niger (Nigéria), qui vivent dans un milieu effroyablement pollué (air, terre, eau) et où il devient impossible de cultiver quoi que ce soit de comestible, si ce n’est du pétrole[9]. Au même moment, Microsoft avait (Bill Gates était encore son patron), et c’est certainement encore le cas aujourd’hui, des actions dans des compagnies pétrolières responsables pour partie des dégâts (Shell en l’occurrence, qui est régulièrement condamnée pour cela). Curieuse conception de l’humanitaire[10].

D’une façon plus directe et moins hypocrite, en 1995 l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa fut condamné à la pendaison, avec cinq autres opposants politiques, par le régime du dictateur Sani Abacha[11]. Saro-Wiwa dénonçait les ravages des exploitations pétrolières dans son pays. La compagnie Shell fut soupçonnée d’avoir été complice de cette exécution. Elle l’a toujours nié mais a payé 15,5 millions d’euros en juin 2009 pour éviter un procès sur ce sujet[12]. A l’inverse l’Etat Français qui, sans nier formellement son rôle dans la guerre du Biafra[13] (Nigéria) à la fin des années 1960, ne paya (et ne payera certainement) jamais rien.

Une ancienne juge d’instruction, fait une belle synthèse de tout cela[14] : « Qui contestera les contrats conclus par Areva pour l’uranium au Niger ou Sadiola pour les mines d’or au Mali, Elf-Total au Nigeria ou au Gabon pour le pétrole ? Pays parmi les plus pauvres du globe qui ne touchent qu’une part dérisoire des richesses prélevées dans leurs sols ? La République française a contracté une dette qu’il lui faudra bien honorer. Notre prospérité est nourrie de richesses que nous volons. A certains de ces migrants clandestins qui risquent leur vie pour gagner l’Europe, il pourrait être versé une rente au lieu d’un avis d’expulsion. »

Il est possible d’ignorer les faits. Il est possible de se féliciter du profit des exploitations champenoises. Mais alors les drames de l’immigration sont à assumer comme un mal obligé de notre prospérité et de notre consommation.

SylvainD.

La noria du pillage
Philippe Rekacewitcz (@Monde Diplomatique)
Voir l’illustration agrandie : http://www.agoravox.fr/IMG/jpg/P_Rekacewitcz5.jpg

[1] http://www.euromonitor.com/champagne-nigerian-chic-and-european-doldrums/article

[2] http://www.franceculture.fr/emission-revue-de-presse-internationale-le-nigeria-entre-bulles-dorees-et-or-noir-la-revue-de-presse

[3] http://donnees.banquemondiale.org/pays/nigeria. A noter que taux d’inscription serait aujourd’hui de 83% ! Ce n’est ni crédible, ni compréhensible lorsque l’on analyse les graphes de la banque mondiale.

[4] Les sources sont imprécises, naturellement. Par exemple : http://www.afriquinfos.com/articles/2013/1/11/636-millions-nigerians-nont-acces-leau-potable-215898.asp

[5] En ce qui concerne la France, ses amis dictateurs sont : Guelleh, Déby, Nguesso, Biya, Compaoré…

[6] L’immigration clandestine est aussi un levier pour jouer à la baisse sur les salaires.

[7] Une des missions de Frontex est de rendre nos frontières “intelligentes”, au moyen d’une batterie de nouvelles technologies, développées, pour la plupart, par des marchands d’armes : caméras de vidéosurveillance thermiques, détecteurs de chaleurs et de mouvement, systèmes de drones, etc., le tout pour un budget estimé à 2 milliards d’euros : http://www.laviedesidees.fr/Migrants-et-mercenaires.html

Voir aussi :

http://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2013/10/14/apres-lampedusa-eurosur-ne-rassure-guere,

http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2013/10/07/3300-migrants-sont-morts-a-lampedusa-depuis-2002/

http://blog.mondediplo.net/2013-10-04-Mourir-aux-portes-de-l-Europe

http://www.liberation.fr/monde/2013/10/04/lampedusa-l-europe-assassine_937029

[8] Je n’ai pas le courage de lire toutes les pages de leur site : http://www.gatesfoundation.org/

[9] Lire le reportage de Philippe Lespinasse dans le numéro dernier numéro (24) de Siné Mensuel ; »La malédiction de l’Or noir (Nigéria) ».

[10] Cette fondation continue dans le grotesque : elle mène des actions sur des projets conjointement avec la multinationale Monsanto : http://lepeupledelapaix.forumactif.com/t10872-le-bunker-de-lapocalypse-svalbard-doomsday-vault

[11] http://balades.wordpress.com/2009/09/28/des-ronds-dans-leau-pour-un-petit-minitaire/

[12] http://www.lefigaro.fr/international/2009/06/09/01003-20090609ARTFIG00534-militants-tues-au-nigeria-shell-paie-pour-eviter-le-proces-.php

[13] http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Biafra#R.C3.B4le_de_la_France_dans_ce_conflit

[14] « La force qui nous manque » Eva Joly, Les arènes 2007. Pour lire un plus long extrait de ce livre : http://www.cameroon-info.net/stories/0,46661,@,comment-la-france-pille-le-cameroun-et-l-afrique-la-deputee-francaise-eva-joly-s.html

 


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