De Woodstock à Snowden, le visage de l’Amérique est devenu horrible

par Bernard Dugué
vendredi 23 août 2013

Les nations modernes n’ont cessé de se référer à des figures fondatrices et des événements érigés en symboles où se forge l’image d’un pays et l’identité nationale. En Europe, les « écrivains géants » participent à cette production d’identité, Shakespeare et l’Angleterre, Dante et l’Italie, Cervantès et l’Espagne, Goethe et l’Allemagne. En France, on hésite, Molière, Voltaire, Hugo. Les héros de l’Histoire participent aussi à l’élaboration de l’identité nationale, non sans controverses. Louis XIV et Napoléon en France, Garibaldi en Italie. Bismarck a propulsé la Prusse devenue Allemagne dans le grand round industriel. Et bien évidemment, les Washington, Jefferson et autres Lincoln aux Etats-Unis.

Les identités se modifient. Des événements et des figures apparaissent. Au 20ème siècle, avec l’avènement des médias de masse, on peut tout aussi bien parler de l’image donnée par un pays. Une image consolidée et façonnée par des événements et des personnalités. En France, le général de Gaulle occupe une place éminente, à la fois chez nous mais aussi dans d’autres contrées du monde. Les Etats-Unis se sont aussi forgés une image forte qui compte beaucoup dans ce pays où le patriotisme est puissant, pour ne pas dire exacerbé. Pour nous autres Européens de la génération baby boom, quelques figures ont façonné l’image que nous avons de ce pays. Martin Luther King et son fameux discours prônant les valeurs de respect, de solidarité, d’égalité avec dans la foulée les mouvements pour les droits civiques. Kennedy est indissociable de l’Amérique porteuse de valeurs universelles. La conquête de la Lune revêt également un sens profond, celui d’une science qui au lieu de produire des armes de destruction permet de réaliser des exploits partagés par tous. Enfin, dernier symbole de cette Amérique que l’on apprécia, celle du festival de Woodstock, événement lui aussi à portée universelle, rassemblant par-delà son cortège d’illusion une jeunesse planétarisée, désirant s’émanciper, opposée à la guerre et bien évidemment, le déroulement du festival, devenu gratuit dans le fil de l’impro et de la pagaille régnante, marque une défiance face à la religion de l’argent. Un moment de partage. Bien avant les logiciels libres. Ce qui n’est pas un point de détail.

Finalement, cette Amérique chantée par Joe Dassin, nous l’avons aimé, cette Amérique avec Joan Baez, avec ses films cultes, de Easy Rider à Annie Hall, ses luttes étudiantes, ses grands écrivains, ses musiciens de rock, bref, comme si nous étions frères, à des milliers de kilomètres. Bien évidemment, cette image ne représente pas la totalité de l’Amérique et elle ne vaut que pour deux décennies. Car à partir de 1980 les choses ont commencé à se gâter. Mais comme dit l’adage, le vers était déjà dans le fruit. Nous n’avons pas vraiment saisi les desseins concoctés entre le Pentagone et la Maison Blanche, ni évalué le côté sombre et violent marqué par deux sombres symboles, Altamont et Manson en 1969, l’envers sinistre de la médaille de Woodstock. Les Etats-Unis ont placé des bases militaires sur la planète et participé au renversement de gouvernements. Nous n’avons pas ouvert les yeux, persuadés que l’Amérique portait les valeurs de la démocratie. Finalement, il y a plusieurs Amériques, des populations contrastées sur son territoire comme l’expliquait avec talent Gore Vidal mais aussi le rôle et l’action qu’elle exerce dans le monde.

L’Amérique a dérivé vers un régime moins démocratique. Le processus a pris trois décennies. Premier épisode, Reagan, néolibéralisme, individualisme, culte de l’argent. Mais aussi fin de la guerre froide. 1990, le communisme s’effondre en URSS, l’Amérique a perdu son principal ennemi. Nous avons cru comme des naïfs instruits par Fukuyama à la démocratie comme régime à la fin de l’Histoire. En 2013, on peut penser que ce sera plutôt l’autoritarisme qui règnera à la fin des temps. 1990, c’est aussi des jeux de guerre et de duplicité. Saura-t-on un jour ce qui a poussé Saddam Hussein à envahir le Koweït ? Manœuvre des services secrets américains ? L’ogre soviétique étant occupé à d’autres tâches, les puissances occidentales ont pu se livrer à un déchaînement des armes au Moyen-Orient, sans doute au bénéfice des Etats-Unis. Il est en effet probable que la France se soit laissée pigeonner par une Amérique qui n’appréciait pas les liens assez anciens entretenus par les pays arabes et européens avec comme second ressort la convoitise des puits de pétrole. Le déroulement des choses militaires en 2003 semble confirmer ces desseins américains. Des faux amis sans doute.

Second épisode, la frénésie spéculative, l’ensorcellement technologique, la toute puissance de la technoscience et surtout les mesures de dérégulation adoptées par l’administration Clinton. Des dispositions financières qui ont renforcé le capitalisme de casino. Nous n’avons pas été vigilants, trop certains que l’économie accélérée sert le progrès et d’ailleurs, en France, beaucoup se sont laissés entraîner par cette frénésie spéculative, achetant à prix d’or cette monnaie de singe que représenta les actions des start-up. Les uns ont fait fortune au détriment des autres qui ont englouti leurs économies. Depuis, les Français sont réticents face à la bourse mais les Américains ont poursuivi dans cette voie, ayant le capitalisme de casino dans les gènes. Et pas du tout freinés après le krach boursier de 2001-2002 et son exubérance irrationnelle.

Sept ans séparent la chute de deux géants économiques, Enron et Lehman Brothers, tous deux ruinés par des opérations spéculatives assorties de comptabilité faussée. Dans le capitalisme de casino, les acteurs se font livrer des jetons en promettant de rembourser tout en affichant des comptes équilibrés. La roulette tourne. A un moment, plus d’issue, impossible de se refaire, c’est la chute. Après 2000 se confirme le concept d’hyper puissance pour évoquer des Etats-Unis. Les Européens se cherchaient alors que des observateurs éclairés comme Hubert Védrine se demandaient si l’Amérique et l’Europe sont une même civilisation malgré les valeurs partagées pour la liberté, la démocratie et le progrès économique. On se souviendra du livre d’Edward Behr sur l’Amérique qui fait peur et qui fut publié en 1995. En cette décennie où il y eut tout de même le terrible attentat d’Oklahoma city perpétré par un gars du terroir gavé à la culture des armes, vétéran de l’armée américaine et pénétré d’un délire paranoïaque envers l’Etat fédéral, suite notamment après un autre carnage, celui de Waco.

Dernière séquence histoire, celle de l’après WTC avec le Patriot act et toute la cavalerie sécuritaire, la bureaucratie de surveillance, l’espionnage intempestif, la police agressive, la guerre planétaire avec les drones et l’achèvement du processus de recomposition au Moyen Orient. A l’intérieur du pays, les tendances repérées dans les années 1990 se sont accentuées et les Etats-Unis ne ressemblent plus à une démocratie. Ce n’est plus le pays que nous avons connu il y a cinquante ans. Ou que nous avons cru connaître. Il n’est pas sûr que sans les attentats du 11 septembre les Etats-Unis aient suivi une voie différente tant le choix des armes et de la guerre leur colle à la peau. C’est étrange mais j’ai comme le sentiment que la guerre ne s’est pas achevée en 1945 et que les vainqueurs l’ont continuée de manière fragmentaire et subtile jusqu’à notre époque. Je pense surtout aux Etats-Unis. Les braises de la domination, la puissance, la défense d’intérêts nationaux, la destruction physique des pays considérés comme ennemis ou obstacles, ne se sont jamais éteintes aux Etats-Unis. Et c’est un pays inquiétant qui se dessine actuellement avec une image inédite, celle d’un pays autoritaire qui n’a plus rien de démocratique. Un pays qui progressivement a basculé dans un autre régime. Cela a pris plus de trente ans et nous n’avons rien vu venir. Ou nous n’avons pas voulu ouvrir les yeux. Un autre régime, eh oui. Leo Strauss verrait l’affaire d’un œil très éclairé. Pour qu’il y ait un autre régime, il faut que les citoyens changent eux aussi et c’est sans doute arrivé. Ou du moins ils ont été changés.

L’attentat du 11/09 apparaît dans le ciel historique comme celui de Sarajevo en 1914. Les métaphysiciens de l’Histoire sauront peut-être un jour que les pensées d’un moment façonnent le futur en augmentant la probabilité pour que les conditions de réalisation du futur adviennent à la faveur d’événements s’insinuant dans les fissures du mur du temps (expression inspirée par un livre de Jünger). Bien avant le 11/09/01 les stratèges du Pentagone appuyés par l’administration fédérale projetaient des guerres contre l’Afghanistan et l’Irak. Les fissures du temps sont de connivence avec l’avènement des événements projetés. Les sentiments des masses le sont aussi. Il faut l’adhésion des populations pour appuyer les décisions géopolitiques et militaires. Les spin doctors ont bien travaillé. Par contre les citoyens n’ont pas travaillé, se complaisant dans la culture mainstream.

L’affaire Snowden s’inscrit elle aussi dans une faille du mur du temps, offrant au monde entier l’occasion de se pencher sur les activités douteuse de l’énorme machine de surveillance et pas seulement, de guerre numérique, installée dans des dizaines de bâtiments disséminés au cœur des Etats-Unis avec des complicités numériques de quelques majors. Les Etats-Unis semblent reconnaître qu’ils sont allés trop loin, ou alors, comme les régimes totalitaires, ils jouent l’apaisement et tentent le déminage pour accomplir leurs desseins. En conclusion, on ne reconnaît plus l’Amérique en 2013 ou plutôt on pressent un autre régime et qui sait si une internationale démocrate ne devrait pas se constituer pour inverser la tendance en aidant le peuple américain à retrouver la voie.

Ce billet sur les Etats-Unis sera suivi ultérieurement de la recension du livre de Henry Giroux très percutant sur l’état de l’Union. L’Amérique est une affaire trop sérieuse pour qu’on laisse l’état de l’Union au seul président des States.


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