Décollage économique de l’Afrique : attention à la surchauffe
par Joaquim Defghi
mardi 25 mars 2014
Tout le monde en parle, à commencer par l’hebdomadaire Le Point qui consacrait son numéro de jeudi dernier au « grand réveil » de l’Afrique. Après l’Asie, le continent africain concentre toutes les espérances de croissance. S’il existe une dynamique économique réelle, les écueils demeurent nombreux ainsi que les risques liés à l’aveuglement habituel de la ruée vers l’or.
Facteurs du décollage
Le PIB africain croît en moyenne depuis le début des années 2000 de 5% par an. Le PIB/habitant africain est le double de celui des pays de l’OCDE. Bien entendu, il existe ensuite de fortes disparités entre les pays, mais la tendance globale est à la croissance. Quels sont les principaux facteurs de cet essor économique ?
Mentionnons d’abord la démographie. L’Afrique est le plus jeune continent du monde, avec 200 millions de 15-24 ans, qui deviendront 400 millions en 2045. Selon le rapport 2013 de l’Institut national d’études démographiques (Ined), le continent passera de 1,1 aujourd’hui à 2,4 milliards d’habitants en 2050, le taux de fécondité actuel étant de 4,8. A lui seul, le Nigéria totalisera 444 millions de la population africaine. Les simples besoins en nourriture et aménagements constituent donc déjà une part importante de la croissance.
En second lieu, il y a les matières premières. Depuis la fin des années 1990, l’Afrique profite de l’envolée des cours suite aux besoins grandissants des émergents. Comme le précise Mario Pezzini, directeur du centre de développement de l’OCDE : « les exportations d’Afrique vers l’Europe sont multipliées par deux, celles vers la Chine par douze. Les investissements étrangers, dopés par la disponibilité d’une épargne mondiale abondante, affluent dans les mines et l’agriculture, mais aussi dans les infrastructures et les services nécessaires à leur exploitation. Les autres secteurs de l’économie bénéficient d’un effet d’entraînement ».
Ainsi, de grandes entreprises occidentales convoitent désormais ce nouveau potentiel de richesses et décident d’investir localement, à l’image de l’Oréal, Google, Samsung, Microsoft, Intel, IBM ou plus récemment Philips. Les nouvelles technologies ont d’ailleurs trouvé leur Silicon Savannah à Nairobi (Kenya). Cependant, dans quelle mesure ces investissements entraînent des transferts de technologies et de compétences ?
Eléments de modération
Si nous rencontrons au Togo un ingénieur ayant mis au point une imprimante 3D écolo à partir de d’objets recyclés, nous pouvons aussi citer JJ van Dongen, vice-président et directeur général de Philips Afrique : « Nous voulons exploiter la dynamique de l'écosystème de recherche et développement de la ville et contribuer au processus de co-création de nouvelles solutions, de nouveaux modèles d'affaires et de partenariats pour établir des innovations qui ont un impact ». Voilà un discours contenant des mots ambigus, que ce soit le terme « exploiter » ou celui de « co-création ». Ce dernier induit que les solutions seront dédiées au continent et éventuellement importables en Occident, mais pas qu’il y aura un transfert des compétences et des connaissances différenciantes néerlandaises.
On peut évoquer également dans les facteurs de la croissance une baisse de la corruption, même si l’investisseur anglo-soudanais Mo Ibrahim déclare dans Le Point : « pour un responsable corrompu en Afrique, il y a vingt corrupteurs venus des pays développés ou de Chine qui ont distribué de l’argent. L’OCDE pointe la France du doigt sur ce chapitre. Il faut être franc : s’il y a de la corruption sur le continent, la faute en revient d’abord aux pays développés ».
Mo Ibrahim et Kofi Annan croient que l’Afrique peut devenir le nouvel « atelier du monde » en complément d’une Chine qui perd en compétitivité plus elle s’enrichit. Cependant, il y a des écueils à surmonter en plus de la corruption, comme notamment l’éclatement des pays, le manque d’unité et les conflits locaux qui déchirent les peuples. Kofi Annan souligne clairement : « les africains doivent se battre pour produire de la valeur ajoutée et pas seulement pour exploiter des matières premières. […] C’est aux africains de se prendre en main pour faire changer les choses ».
Le développement sans exploitation est-il possible ?
Kofi Annan met le doigt sur ce qui me paraît l’enjeu majeur du développement africain, la capacité à s’émanciper de la domination occidentale dans la guerre économique qui fait rage. Pour autant, l’Occident a déjà bel et bien gagné la bataille principale, pas seulement en Afrique : l’économie de marché et le capitalisme sont devenus le dénominateur commun de l’organisation sociale globale. Il suffit d’observer à travers les journaux la manière de s’habiller, de communiquer, d’apprendre, de faire des affaires et de s’amuser des africains. Ils sont empreints de la culture occidentale et conservent encore un sentiment d’infériorité.
Un exemple frappant est celui de Magatte Wade, une entrepreneuse sénégalaise ayant étudié en France avant de s’installer à New-York. Rentrant pour quelques jours dans son pays, elle constata qu’en ville, on ne lui proposait que du Coca-Cola, du Fanta, des marques américaines et non de la boisson locale à base de jus d’hibiscus, le bissap. Cette dernière restait réservée à la province. « J’ai compris que consommer des produits occidentaux est une façon, pour les africains, de montrer qu’ils ont réussi ». Partant de ce constat, elle développa aux Etats-Unis une entreprise produisant… du bissap. Les étasuniens furent séduits par cette « marque à conscience » et la boisson regagna son droit de cité au Sénégal.
Les inégalités constituent l’autre enjeu principal du développement africain, il est loin d’être gagné à l’heure actuelle. Le chômage demeure endémique : d’après le BIT, la croissance a certes permis de créer 63 millions d’emplois entre 2000 et 2007, mais dans le même temps ce sont 96 millions de jeunes (15-24 ans) qui entraient sur les marchés du travail. Il existe dans certaines régions une inadéquation entre les profils recherchés et les compétences disponibles… comme en France. La croissance, si elle s’accompagne d’une augmentation des inégalités, risque d’être synonyme d’instabilité politique, ce qui est déjà fortement le cas dans plusieurs pays.
Il convient également de garder à l’esprit l’épisode de la crise des ciseaux durant les années 1980. Il y eut alors une brusque chute des matières premières combinée à une dette massive des pays africains. Si aujourd’hui le niveau d’endettement n’est pas comparable, en particulier grâce aux remises de dettes déjà effectuées, l’Afrique reste encore en grande partie dépendante du cours des matières premières qui pourrait pâtir d’une conjoncture mondiale pour le moins incertaine.
En guise d’ouverture, on peut s’interroger sur le « réveil » africain comme titre Le Point. Le terme me paraît inadéquat dans le sens où il s’agit d’une évolution guidée par un conditionnement occidental. Plutôt qu’un réveil, j’évoquerais une entrée dans la course économique, la guerre n’étant pas encore à l’ordre du jour, pas tant que l’Afrique ne saura concurrencer les pays développés. Enfin, si la croissance paraît certaine pour les années à venir, elle peut néanmoins favoriser l’émergence de bulles ou le transfert de bulles existantes, la vigilance me paraît donc de mise quant à une éventuelle surchauffe.
Joaquim Defghi, rédacteur de l'actudupouvoir.fr
Sources :
- Le Point du jeudi 20 mars 2014
- « L’Afrique doit transformer l’essai » de Mario Pezzini, Directeur, Centre de développement de l’OCDE, 2013.
- Article Jeune Afrique sur l’implantation de Philips à Nairobi, 2014.
- Jean-Michel Severino et Olivier Ray, Le temps de l’Afrique, Odile Jacob, 2010.