Derrière les apparences : motivations réelles du conflit libanais

par Jean-François Lopez
lundi 14 août 2006

 Depuis cinq semaines, les différents porte-parole du gouvernement israéliens assènent avec la complicité bienveillante du monde occidental que leur attaque contre le Liban est une juste réponse à un acte de guerre originel commis par Hezbollah, et ne vise qu’à libérer les deux soldats capturés et à sécuriser le nord d’Israël. Leur ambassadeur à l’ONU va même jusqu’à affirmer que les opérations militaires ont pour but de rendre service au peuple libanais pris en otage par Hezbollah, comme si c’était ce dernier qui avait privé les libanais de leur droit de mouvement et transformé leur pays en une vaste prison dont nul n’entre ni ne sort et à l’intérieur de laquelle toute personne se déplaçant est une cible potentielle. Au début de cette agression, j’ai eu l’espoir que le monde n’accepterait pas cette dialectique absurde et ces prétextes fallacieux et mettrait un terme à tout cela en quelques jours, mais après déjà plus de quatre semaines force est de constater que le monde occidental tout entier soutient tacitement la destruction du Liban qui est à l’œuvre en ce moment.

 

 Le monde croirait-il donc vraiment les arguments avancés par Israël pour justifier son action ? Passons-les en revue en quelques mots. Tout d’abord, Israël affirme avec le soutien du monde entier que le premier acte de guerre, et donc le déclencheur du conflit, est l’opération militaire entreprise par Hezbollah en territoire israélien visant à capturer deux soldats. Cette affirmation, qui jouit de l’approbation unanime de la communauté internationale, monde arabe y compris, ne résiste pourtant pas à une analyse objective de la situation de la frontière israélo-libanaise. Presque quotidiennement, et ce depuis des années, des avions de guerre israéliens violent l’espace aérien libanais et franchissent le mur du son dans un bruit provocateur au-dessus des grandes villes libanaises. Je suis convaincu que tout pays occidental aurait interprété une violation de son espace aérien et le survol de sa capitale par des avions de combat d’un pays tiers comme un acte de guerre justifiant une réponse. Pourquoi alors ne pourrait-on pas condamner ces violations comme des actes de guerre qui ont provoqué le conflit ?

 Israël affirme également que son offensive vise uniquement à libérer ses deux soldats enlevés et à affaiblir Hezbollah. Est-il crédible qu’Israël aurait envoyé soixante-dix de ses soldats mourir juste pour en libérer deux, alors qu’un simple échange de prisonniers aurait accompli le même but sans faire la moindre victime ? Et est-il crédible que la destruction systématique des infrastructures civiles et des bases de l’armée libanaise fassent vraiment partie d’une opération dont le seul but serait l’affaiblissement de Hezbollah ? Israël réclame de l’armée libanaise qu’elle soit suffisamment forte pour se déployer au sud et y faire respecter le monopole de la force par le gouvernement libanais, mais dans le même temps détruit tous ses moyens logistiques et tue ses soldats par des raids aériens ciblés contre les bases de l’armée libanaise. Israël prétend que ses frappes affaiblissent Hezbollah, mais peut-on croire sérieusement que le pont menant au Casino du Liban ou l’usine de lait pour bébés sont des infrastructures vitales pour la lutte armée de ce parti ?

 

  Il est donc évident que les justifications israéliennes de l’offensive sont tellement éloignées de la réalité qu’aucun gouvernement dans le monde ne peut y croire. Il est clair qu’Israël poursuit d’autres objectifs au Liban, et le silence de la communauté internationale toute entière signifie un soutien tacite à la poursuite de ces objectifs. Comme nous le verrons, ce qui est à mon sens le véritable but d’Israël et du monde entier est trahi par certains détails dans les propos des uns et des autres. Mais commençons tout d’abord par essayer d’avoir une perspective sur la résolution à moyen terme du conflit israélo-palestinien.

 Dans une échelle de temps de dix à quinze ans, le conflit territorial opposant Israël et l’Autorité Palestinienne est voué à être résolu sans trop d’encombres. Aussi bien les palestiniens, qui acceptent aujourd’hui de parler d’un retour aux frontières de 1967 plutôt qu’à celles de 1948, que les Israéliens qui se disent prêts à des concessions ont aujourd’hui compris qu’il n’est dans l’intérêt d’aucun d’eux de revendiquer les terres où ils ne sont pas majoritaires, et se sont rendus compte que certaines concessions territoriales valent mieux que des décennies de violence, et ce n’est probablement qu’une question d’années avant qu’un accord soit trouvé sur une frontière définitive entre les deux pays.

 Par contre, demeure un point qui pourrait poser obstacle indéfiniment : le sort des réfugiés palestiniens. Poussés à l’exode pendant la guerre de 1948, ils sont aujourd’hui 400000 au Liban (10% de la population totale du territoire libanais) et des centaines de milliers en Jordanie. Israël refuse catégoriquement d’entendre parler de leur retour en territoire palestinien, et ce point à lui tout seul est la véritable raison qui pourrait empêcher une issue au conflit israélo-palestinien à moyen terme. Personne dans le monde ne souhaite que ce conflit s’enlise encore pour soixante ans de plus, ce qui implique donc qu’une solution au problème des réfugiés est unanimement souhaitée par la communauté internationale.

 

 La solution qui s’impose d’elle-même est bien sûr d’imposer la force du droit international, qui est très clair à ce sujet. La résolution 194 du Conseil de Sécurité de l’ONU (une de la trentaine de résolutions non implémentées par Israël, ce qui est assez ironique quand on voit leur ambassadeur à l’ONU justifier leur guerre par une unique résolution non implémentée dans sa totalité au Liban) est explicite : les réfugiés Palestiniens doivent être autorisés à regagner leur terre d’origine. Malheureusement, à l’heure actuelle, le droit international n’est toujours appliqué de manière contraignante qu’envers les pays faibles, et, vétos américains et britanniques bienveillants aidant depuis cinquante ans, la communauté internationale a renoncé à mettre l’Etat d’Israël face à ses obligations légales. Dès lors, une solution alternative qui arrangerait bien tout le monde, à l’exception de sa victime, serait de sacrifier un pays en lui imposant l’implantation définitive des réfugiés palestiniens. Et, comme c’est le cas depuis plus de trente ans au Moyen-Orient, le pays sacrifié sur l’autel des intérêts des puissances régionales est le Liban, tout simplement parce qu’étant un pays pacifique et commerçant, ses capacités militaires ne lui permettent pas de faire face à des entités surmilitarisées et violentes comme Israël, la Syrie et les groupes armés palestiniens.

 En analysant sous cet angle les positions des différents acteurs, de nombreux signes prouvent que l’objectif d’Israël et de la communauté internationale est bien l’implantation définitive des Palestiniens au Liban. Tout d’abord, la destruction sans précédent de la totalité des infrastructures libanaises n’a d’autre but que de mettre le gouvernement libanais dans une position où il est obligé de rechercher un cessez-le-feu rapide devant l’urgence humanitaire et économique, et donc de le contraindre ainsi à accepter des conditions qui sont contraires aux droits du Liban. D’autre part, on ne peut que constater avec étonnement les propos de M. Bush, Mme Rice, M. Blair, qui insistent sur la nécessité de « saisir l’occasion pour proposer un règlement régional durable ». S’il s’agit déjà d’un grand cynisme de parler d’ « occasion » devant la mort de plus de 1000 civils dont 400 enfants de moins de 12 ans, on est en droit de s’étonner de ce que signifie un règlement « régional » pour un conflit purement bilatéral. Enfin, si Israël souhaitait vraiment qu’au Liban Hezbollah soit faible et l’armée soit forte, elle n’aurait frappé que Hezbollah. Par contre, en affaiblissant simultanément Hezbollah et l’armée, elle renforce relativement à l’intérieur du territoire libanais la troisième force armée, qui y est quant à elle présente en toute illégalité, à savoir les groupes palestiniens. Et le timing de cette attaque, quelques mois après que la Conférence de Dialogue National au Liban ait décidé à l’unanimité que les palestiniens n’ont pas le droit d’entretenir des forces armées sur le sol libanais, et que le FPLP-CG se soit opposé à cette décision en affirmant qu’il ne rendrait les armes qu’en échange de la nationalité libanaise ( !), semble très bien choisi pour relâcher la pression sur ces derniers. Alors que le sentiment national Libanais était en pleine renaissance, et qu’enfin les partis Libanais semblaient capable de s’entendre pour résoudre pacifiquement tous les points litigieux, y compris celui des armes de Hezbollah qu’Israël prétend combattre, Israël a sciemment cassé le Liban tout entier, dans le seul but d’arrêter son renforcement national, pour qu’il ne soit pas en mesure de faire valoir ses droits, à savoir entre autres le règlement de la question des réfugiés par l’application de la résolution 194.

 

 La complicité de la communauté internationale avec un tel projet est gravissime. Elle entre en contradiction totale avec le droit des peuples à disposer de leur sort, proclamé haut et fort dans la Charte des Nations Unies, puisque il est une unanimité nationale absolue au Liban, à travers tous les partis représentatifs et toutes les communautés religieuses, que l’implantation définitive des réfugiés palestiniens n’est pas souhaitable. Pendant des années, la communauté internationale a accusé le gouvernement libanais de non-respect des droits de l’homme à cause de quelques restrictions sectorielles, aujourd’hui abolies à cause de ces pressions, sur les emplois auxquels peuvent prétendre les réfugiés palestiniens. Or, un tel raisonnement est purement et simplement hypocrite et ridicule, car dans aucun des grands pays occidentaux, y compris en France, pays des droits de l’Homme, les réfugiés politiques n’ont le droit à un emploi. La réalité des choses est que le Liban est aujourd’hui le pays qui laisse la plus grande liberté de travail et de vie aux réfugiés politiques qu’il accueille sur son sol. Les critiques internationales ne sont que le reflet d’une volonté cachée de forcer le Liban à naturaliser ces réfugiés, ce qui est contraire à la fois au droit fondamental d’un pays d’adopter le code de la nationalité qu’il souhaite et au droit international concernant le cas particulier des réfugiés palestiniens qui s’exprime par la résolution 194.

 Pire encore, cette idée ne serait ni plus ni moins qu’un assassinat du Liban. Les occidentaux le savent bien, la souveraineté et l’existence d’un pays démocratique ne se limite pas à la délimitation d’un territoire souverain, mais se marque aussi par la pérennité de son système démocratique. Tout Français vous dirait qu’un putsch monarchiste ou militaire serait un assassinat de la France, car la France est une république. Tout américain porte une foi quasiment religieuse en la Constitution, preuve absolue de l’existence de la nation américaine. Le système démocratique libanais est lui aussi sacré et a le même droit à la vie que la Constitution américaine et la République française. La démocratie libanaise est fondée sur deux principes absolus : celui de l’égalité des communautés dans le partage du pouvoir, indépendamment des aléas de la démographie, et celui de la préférence du consensus national sur la dictature de la majorité. Il faut être bien conscient que si le message porté par ce système original et unique avait été écouté par le monde, le conflit du Moyen-Orient n’aurait jamais existé. L’Etat d’Israël a toujours justifié la nécessité de la création de deux états clairement séparés par le fait que, vu la croissance démographique plus importante chez les palestiniens, les juifs seraient devenus minoritaires et donc impuissants dans un Etat commun. Mais cela est absolument faux, car si le message libanais avait été écouté, et qu’un Etat commun avait été créé, avec une constitution garantissant un partage égal du pouvoir entre juifs, chrétiens et musulmans, les juifs n’auraient pas à avoir peur de la démographie du futur, et tous ces conflits et ces pertes de vies innocentes n’auraient jamais eu lieu. Le système démocratique libanais est le garant qu’il est et restera toujours un pays modèle de coexistence, et que l’association d’égal à égal entre ses communautés qui a été à l’origine de son indépendance sera préservée pour l’éternité. Et c’est précisément parce que le Liban est la preuve vivante qu’une meilleure voie était possible qu’il cristallise toute la haine et la volonté destructrice d’Israël.

 Mais un tel système ne peut se construire qu’avec des hommes qui ont le souhait de le faire vivre. C’est le cas des Libanais, de tous partis et toutes religions, qui ont toujours montré leur volonté d’un exercice commun du pouvoir dans un consensus national, et qui ont toujours prouvé que la meilleure façon de vivre ensemble et de concilier les positions forcément différentes de chacun par la recherche des éléments consensuels plutôt que de chercher à imposer son opinion stricte à l’autre par une logique de supériorité militaire ou de majorité démographique. La plus belle preuve de cette volonté est que malgré ce qu’a traversé le pays, où depuis 200 ans des puissances étrangères tentent de monter les communautés les unes contre les autres pour jouer leurs guerres à eux par proxys interposés, toutes les crises ont fini par être résolues autour d’une table par un consensus.

 Par contre, la libanisation forcée de 400000 réfugiés politiques serait un assassinat du système libanais. Il s’agit de 400000 personnes qui ne sont pas porteurs des valeurs politiques libanaises mais des différents messages nationalistes palestiniens inspirés du panarabisme nassériste ou baathiste, incompatibles avec la survie du système libanais. Qui plus est, ils seraient suffisamment nombreux dans la communauté sunnite pour menacer les partis libanais qui représentent traditionnellement cette dernière au profit du FPLP-CG et du Fatah. Le consensus libanais serait gravement menacé par des partis aux idées non libanaises mais palestiniennes, et le système libanais menacé d’implosion. Nul libanais ne souhaite voir un jour un nationaliste palestinien premier ministre du Liban. La voie du droit est que chaque peuple choisisse son organisation politique dans son pays et non dans celui des autres, elle est celle de la résolution 194 qui demande que ces réfugiés puissent rentrer dans leur pays et y choisir librement leur constitution, comme les libanais ont choisi librement la leur en 1943 et l’ont rééquilibrée en 1989. Il est du devoir de l’ONU, pour que son message ait encore un sens, de cesser de soutenir tacitement le projet fou israélien et les massacres commis par ces derniers pour y parvenir. Il est du devoir de l’ONU de protéger le droit fondamental qu’ont les Libanais de vivre dans leur pays souverain et avec le cadre institutionnel qu’ils ont eux-mêmes créé et choisi.


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