Des étranges rapports transhistoriques entre colonialisme, modernité et … mondialisation !
par Med Ghriss
jeudi 13 août 2015
On a souvent tendance à malencontreusement assimiler, surtout dans les contrées du Sud pour des raisons compréhensibles, les valeurs authentiques de la Modernité avec ce qui se réfère, de façon oppositionnelle pourtant, à l’idéologie expansionniste coloniale et néocoloniale occidentale, du fait de l’origine géopolitique commune des deux phénomènes.
Deux facteurs de bouleversement historique, mettant du coup, vertus de progrès émancipateurs sociétaires civiques évolutifs et vices d’assujettissement et d’exploitation régressifs des peuples, sur le même banc des accusés, les vilipendant et jugeant, ainsi, confusément sur le même registre des crimes ignominieux de l’Histoire !Bien entendu, il convient de faire la part des choses sur cette question, sachant que les conquêtes coloniales et expansions impérialistes se sont, certes, appuyés sur les apports du formidable potentiel civilisationnel historique de la Modernité et ses multiples atouts socioéconomiques, technologico-scientifiques,et autres, propulseurs de son extension quasi-planétaire, mais dont les abus des opportunités de recours multidimensionnels, déviés de leur contexte primordial de dynamique sociétaire citoyenne promotionnelle de la cité et de l’être à l’origine, - par notamment les puissants conquistadors va-t’en guerre, - n’ont, de façon fondamentale, absolument rien à voir avec ses valeurs spécifiques, intrinsèques, connues caractérisées par ses atouts libertaires compétitifs consacrés de longue date ! Ces derniers découlant, comme on le sait, des valeurs héritières de la Magna Carta de 1215, de la "Pétition of Rights" à l'issue de la Révolution anglaise de 1688, et surtout de la "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen" du 26 août 1789 dérivée de la philosophie des Lumières qui a permis la concrétisation du lien, conceptuellement et historiquement, entre toutes ces théories et idéaux libertaires antécédents de divers horizons, dans le moule cristallisant de la Révolution française. Tournant historique universel accentuant, en quelque sorte, l’héritage de l’esprit rationnel et libertaire de l’époque de la Renaissance européenne et les valeurs humaines pour lesquelles d’illustres hommes d’Arts et de Lettres, de sciences et de philosophies, théologiens réformateurs, et autres gens du savoir de tous les temps et de toutes les contrées du monde se sont battus, au prix de lourds sacrifices, pour leur consécration.
Il en est résulté en l’an de grâce de 1948, succédant au cauchemar des deux conflagrations mondiales et leurs crimes abjects contre l’humanité, interpellant, depuis, les consciences , sur toutes formes d’oppressions barbares , de génocides et négations fascistes des droits à l’existence des minorités et peuplades persécutées du globe : la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, majoritairement historicisée, à partir de là, dans la conscience universelle et acceptée formellement par l'ensemble des Etats de la planète. Ce qui marque précisément l'entrée de l'humanité dans la phase active de la Modernité et postmodernité planétaire.
Expansion coloniale et modernité…
Cependant, si ce distinguo entre ce qui se rapporte à la modernité proprement dite et le processus d’expansion coloniale, est à établir nettement afin d’éviter toute sorte de confusion possible, il importe, par ailleurs – et sans vouloir diminuer des considérables apports de la modernité historique et ses pendants occidentaux méritoires de culture scientifique et artistico- littéraire à tendance universaliste , etc., - d’attirer l’attention sur le fait que ladite modernité universelle recèle, néanmoins, en son sein, en plus de ses attributs et caractéristiques éminemment savants et prodigieux inhérents au terroir occidental, nombre de paramètres parties prenantes , et pas des moindres, découlant de multiples apports intercontinentaux, c’est-à-dire dérivant d’autres civilisations différentes du globe, ou provenant d’autres cultures diversifiées de l’humanité cosmopolite, leurs paramètres s’étant manifestés, à maintes intervalles, avec leurs apparitions, disparitions et autres métamorphoses multiples, tout au long du complexe cheminement évolutif en spirale de l’Histoire : ainsi, comme c’est connu d’ailleurs, « l’un des facteurs essentiels de la Renaissance en Europe a été la découverte de l’héritage grec et cette découverte, les européens du Moyen Age la doivent surtout aux “Maghrébo-bérbéro-atabo-andalous musulmans” qui avaient traduit et enrichi la philosophie et les sciences helléniques. Parmi ces gens de savoirs Maghrébins célèbres de la période Averroès ( Ibn Rochd) et son inestimable apport en matière de syllogisme rationaliste en métaphysique ( surtout qu’à la faveur d’une erreur d’interprétation, en un certain point d’ordre culturel – si l’on s’en tient à l’avis restreint de quelques philosophes modernistes la diagnostiquant au niveau d’une certaine fausse traduction d’une terminologie limitée, - Ibn Rochd s’est, par conséquent , -considère-je- relativement écarté, de la sorte, du raisonnement initial d’Aristote en certains passages caractéristiques qu’il a forcément restitués autrement , mais qui ont été, néanmoins, adoptés à l’époque, comme étant la version traduite spécifique d’ Averroès fidèle à la pensée originale du premier maître, c’est-dire « passée comme vérité » propre découlant d’Aristote… alors que c’est son commentateur Ibn Rochd qui en est le concepteur ! Cela concerne évidemment les passages précis où les erreurs de traduction d’Averroès ont été relevées par des spécialistes, ceci sans parler de certaines envolées de ce dernier qui sont passés dans la postérité amalgamés avec ses apports interprétatifs de stricte traduction !
Apports multiples des quatre coins du globe à la Modernité occidentale
On compte également Hunan, cet autre traducteur, plus précisément commentateur d’Hippocrate et Avicenne ( Ibn Sina), deux brillants éléments dans le domaine de la médecine ; d’autre part Khawarizmi, Djaber dans le domaine des mathématiques et l’algèbre ; Ibn El Haithem dit « El Hazen » dans celui de l’astronomie et l’optique avec notamment son monumental Traité de la chambre noire, ou encore les Berbères de l’antiquité tels Saint Augustin dont l’enseignement allait servir de ferment à l’impulsion des réformes religieuses Luthériennes ; Apulée de Madaure, l’un des premiers fondateurs du roman littéraire avec son fameux « L’âne d’or », et ses apports spirituels, subtils à la psychologie des profondeurs avec ses nombreux récits allégoriques dont « le mythe d’Eros et Psyché » ( si savamment interprété par Paul Diel, l’éminent spécialiste en herméneutique symboliste psycho- motivationnelle, dans son remarquable « Psychologie de la motivation », (éditions Payot, Paris 1970), et non moins auteur d’autres ouvrages-phares dans l’histoire de la pensée humaine, selon ses préfaciers Albert Einstein et Gaston Bachelard...).
Ces savoirs et connaissances multiples d’Orient et du Maghreb, ont, bien entendu, trouvé en Occident un terrain plus favorable à leur éclosion et extension, n’ayant pu évoluer dans leurs zones féodales d’origine en déclin du XII è siècle. Calamité, due essentiellement, à une certaine culture d’inquisition, d’autarcie des mentalités caractérisées par le despotisme des pouvoirs féodaux et claniques, s’entredéchirant dans des guerres rivales de dominations tribales et confrériques, atmosphère intempestive aggravée par la prolifération insidieuse à tous les secteurs de la vie d’ un rigorisme religieux obscurantiste, autant de facteurs nocifs qui n’ont pas été sans favoriser et multiplier les vecteurs conditionnants de l’aggravation systématique du sous-développement chronique, de la désagrégation sociale et du dépérissement socioculturel – environnemental, en général … alors que l’aubaine de l’héritage civilisationnel fabuleux de l’âge des lumières de l’Andalousie musulmane inspiratrice de l’Europe médiéval qui aurait pu constituer les compromis consensuels de bases d’un projet consciencieux et généreux d’émancipation sociétaire multidimensionnelle, globale salutaire pour les êtres et leurs cités, a été lamentablement dilapidé dans sa totalité...
Les complexes contradictions propres à ces milieu féodaux étaient telles qu’elles ont fini par éradiquer les diverses opportunités des embryons d’ arts et de savoirs pointant dans ces localités arides tellement nécessiteuses d’apports scientifiques et d’atouts de progrès mais dont leurs promoteurs se sont retrouvés par la suite, pourchassés pour “bid’à”, entre autres (péché d’innovation dans un paradigme stagnant d’autarcie ) et par conséquent condamnés à l’exil ailleurs ( quand ce n’était pas l’abdication dans l’exil intérieur) pour espérer sauver leurs précieux apports et les faire épanouir sous des cieux plus cléments...
L’illustre chercheur pluridisciplinaire Edgar Morin mentionne, à ce propos, que durant l’âge d’or andalou, « il y eut, pendant quelques siècles, via l’Espagne islamique, l’irrigation de la pensée médiévale par les traductions du grec et par les mathématiques arabes, qui furent des vitamines indispensables à l’essor des Temps modernes. », et indiquant par ailleurs l’apport d’autres cultures et civilisations du globe à l’émergence de l’Europe moderne , il observe :« (…) au cours du Moyen Age , les grandes innovations techniques venues d’Asie , souvent originaires de Chine , se diffusent en Europe . Elles cheminent à travers les campagnes, transforment l’attelage et le labour. Elles vont de port en port, modifiant la navigation (boussole). Elles passent d’armée en armée, changeant la guerre (poudre à canon). Ainsi, avec les communications, rouvertes vers l’extérieur asiatique, multipliées à l’intérieur du continent, avec les commerces des denrées, marchandises, épices, idées, se constituent des réseaux transeuropéens vivants. », (1)
L’immense apport économico-énergétique de l’Afrique à l’Europe
Ceci pour dire, au passage, que la Modernité émergente en terre d’Occident n’a pas surgi du néant, ou plus précisément n’a pas été tributaire des seules ressources d’une unique zone géographique, en l’occurrence l’Europe. Bien au contraire. Et dans cet ordre d’idées, il ne sied guère pour tout historien, chercheur ou penseur se voulant objectif, de passer sous silence l’apport stratégique d’ordre économique et énergétique, absolument inestimable, des colonies au vieux continent : l’Afrique avec ses joyaux , ses commerces de métaux, d’ivoire et trafics d’esclaves, ou encore l’Amérique post 1492 qui, pour reprendre l’historien Bernard Vincent « (…) a donné à l’Europe des trésors » monumentaux .Séville , qui détenait le monopole du trafic, a vu « affluer des quantités impressionnantes de métaux précieux , extraits des mines du Mexique ou du Pérou , grâce à la main d’œuvre indienne , 5000 ( cinq mille) kilos d’or y sont débarqués entre 1503 et 1510, plus de 42 000 ( quarante-deux mille)entre 1551 et 1560. La seconde moitié est celle de l’argent. Un million de kilos entre 1561 et 1570, deux millions entre 1581 et 1590. Et encore, à cette manne qui irrigue les réseaux du capitalisme européen, il faudrait ajouter le produit d’une intense contrebande. » (2)
L’auteur de l’édifiant « 1492, l’année admirable » en est arrivé à considérer carrément indécent tout acte commémoratif de cette date marquante des débuts de la modernité européenne et qui soulève aujourd’hui maintes interrogations, comme le fait observer également Adriana Lassel dans un article consacré au « monde musulman chez Miguel de Cervantès », écrivant notamment,« L’époque de Cervantès est marquée par une forte opposition de deux mondes : le musulman et le chrétien représentés respectivement par l’empire Ottoman à l’Est et par la formation de l’empire des Habsbourg à l’Ouest . Avec l’achèvement de la reconquête des territoires occupés par les musulmans en 1492, l’Espagne se lance dans l’annexion des territoires américains et ce en un temps relativement court et en tout cas plus court que le temps qu’il aurait fallu à la construction d’une nation européenne. L’Espagne se présentait alors comme le meilleur défenseur de la chrétienté. En même temps, l’Espagne subissait à l’intérieur de ses propres frontières une crise de conversion d’une société multiple et pluriethnique et poly-confessionnelle qui se désagrégeait et dénaturait avec l’expulsion des communautés qui avaient jusque là coexisté, les communautés juives et musulmanes. », (Lassel A. : Mundo musulman en Miguel de Cervantès), rapporté par M.L.Maougal dans le collectif « Elites Algériennes » (3)
L’ouvrage qui met l’index sur la nouvelle dimension de la modernité de 1492, ses enjeux stratégiques, AdriannaLassel indique encore clairement ce qui caractérise en filigrane cette dernière, écrivant : « Cet antagonisme entre l’Occident et l’Orient n’est pas seulement un problème politique ou géographique, c’est un choc de civilisations en même temps qu’il s’avère une gigantesque transhumance humaine (…) l’enjeu ainsi défini n’est plus le moderne , le progrès « absolu » contre l’ancien et la constance, mais l’opposition et la lutte d’un modernisme et d’une modernité contre un autre modernisme, une autre modernité répartie sur deux sphères culturelles et civilisationnelles différentes », ce qui suscite des interrogations sur le concept de Modernité et à ce qu’il renvoie véritablement dans l’histoire comme référent à l’émancipation , la libération de l’être, sa promotion civique sociale, son autonomie, etc., au point que l’on se demande aujourd’hui, si dans les faits, le monde moderne a réellement commencé avec 1492 , date doublement marquée, et par les grandes conquêtes coloniales des Amériques, et par l’expulsion de l’Europe des arabo-berbères et juifs non convertis ? » (4).
Européocentrisme chrétien et Modernité
Et comme s’interroge, non sans raison, Mohamed Lakhdar Maougal, « La modernité pourrait-elle dès lors se confondre pour l’Europe avec la « première épuration ethnique » qui s’était manifestée par l’expansionnisme colonial soutenu par le bannissement des communautés juives et musulmanes de l’Espagne ? ». L’universitaire estime que ce sont là deux faits somme toute complémentaires car la purification ethnique avait pour but de procéder à l’homogénéité et d’assurer l’homogénéisation de la société occidentale à l’image (et sur le modèle) de la cité grecque antique, cependant que le fait colonial traduisait à l’époque « la mission civilisatrice » par la soumission des peuples « barbares » et « infidèles » qui souillaient la terre de Dieu. M . L. Maougal : « A partir de 1492 l’Occident investit à son seul profit et pour lui seul l’héritage civilisateur antique et se fait son continuateur. Il reproduit de fait l’articulation simpliste antique : / civilisé vs barbare /. Ainsi se fonde la modernité sur la négation de l’histoire humaine de plus d’un millénaire et sur la mise en table rase de tout ce que le génie humain avait depuis longtemps et difficilement fait émerger de la barbarie. La captation et le détournement de 1492 de son caractère barbare, ce que reconnaît humblement Christophe Colomb lui-même, vers un avènement de monde de « découvertes » (terme derrière lequel on a longtemps et pudiquement occulté le caractère colonial et barbare de la conquête des nouvelles terres et la recherche effrénée des métaux précieux), semble procéder de la même logique de captation et de détournement de l’acte fondateur de la modernité et du modernisme. Ce détournement fut d’abord un ACTE de LANGAGE qui instituait un comportement et définissait une direction d’ajustement du monde au langage, un nouveau langage voilant une bien ancienne réalité : l’expansionnisme colonial » (5)
Et à propos de langage, il semble que nombre d’historiens s’en tiennent chacun au raisonnement du sien concernant les périodicités historiques exactes ou les phases précises marquant les débuts de la Modernité qui est peut-être à reconsidérer dans ses fondements : car en réexaminant les faits de l’histoire sous un autre angle de vue, et à la lumière d’autres considérations occultées jusqu’ici, il semble que 1492, par exemple, ne marque pas du tout le commencement de l’ère moderne, comme beaucoup le soutiennent, mais parait être plutôt la date du fondement de l’Europe chrétienne qui s’érige puissamment en opposition à l’empire musulman croulant et le reste du monde : Edgar Morin : « (…) une Espagne arabo-berbère (…) offrait , et en quelque sorte imposait, à l’Espagne catholique une pluralité religieuse entre musulmans, juifs, chrétiens. Une Europe poly-religieuse était-elle possible ? Mais les rois catholiques, maîtres de toute l’Espagne après la chute de Grenade (1492) , chassèrent aussitôt musulmans et juifs non convertis, ce qui imposa pour longtemps le seul christianisme en Europe . Seuls les juifs y survécurent, ici et là, dans de petits ghettos toujours menacés. Le Christianisme triomphant se ferma avec arrogance sur lui-même, pourchassant et éradiquant doutes et hérésies. Le monopole chrétien sur toute croyance et toute pensée régnera sur l’Europe médiévale. »,( 6)
La Modernité ne daterait pas de 1492 !
Quant à la Modernité proprement dite, avec ses valeurs libertaires et idéaux promotionnels de l’être en général, il semble bien, que plutôt qu’en 1492 elle ait commencé, plus nettement à un autre point de cristallisation de l’histoire : c’est ce que laisse entendre un Jean-Marie Domenach , par exemple, lorsqu’il écrit à propos de la question de la Modernité justement ;
« (…) La plupart des historiens font commencer l’ère moderne en 1453, date de la chute de Byzance. D’autres historiens préfèrent retenir 1492, date de la découverte de l’Amérique (…) qui marqua la fin du monde antique, pour la clore en 1789, date ou s’ouvre l’ère « contemporaine » (Ch. Péguy fait commencer le « monde moderne » en 1881 ; il y voit la coupure symbolique entre l’ancien monde marqué par la foi, la communauté, le travail, et le nouveau, corrompu par l’argent et le positivisme scientifique. C’est en effet à ce moment que la paysannerie commence à décliner et que s’impose l’industrie moderne. Mais il est remarquable aussi que c’est à partir de ces « années 80 » que commence la critique ( philosophique, littéraire, esthétique ) des dogmes du progrès , du libéralisme, du positivisme », le professeur universitaire observant ,« (…).Ce n’est pas cette périodisation que nous avons retenue (…) La modernité nous semble moins une période chronologiquement définie qu’une « idée régulatrice » ( ou dé - régulatrice), une culture, un état d’esprit (…) qui s’impose à la fin du XVIII è siècle et qui s’inscrit ainsi dans l’époque que les manuels d’histoire nomment contemporaine.(…) », ajoutant plus loin, « Pour Baudelaire comme pour Rimbaud (…), comme pour plus tard les surréalistes , la modernité signifie d’abord la destruction des formes figées qui arrête l’évolution des arts, des sentiments, des idées et des mœurs , à partir de quoi l’on peut se réconcilier avec le présent (…) La modernité commence bien avant la Révolution française . Selon l’angle par lequel on la regarde, on mentionnera le progrès des sciences et des techniques qui s’accélère à la fin du XVIII è siècle, la formation du capitalisme industriel, enfin l’explosion culturelle dont témoignent les Encyclopédistes. C’est ce dernier phénomène que nous privilégions, sans oublier les autres. La critique des fondements de l’ordre établi a toujours existé, mais elle se dissimulait, par prudence. Au XVIII è siècle, elle s’exprime ouvertement et devient l’idéologie dominante de ce qu’on a appelé le Siècle des Lumières. Foisonnement intellectuel, que nous ramenons à quelques éléments. D’abord, une rupture avec l’ancienne société (…) L’avènement de la modernité entraîne la fin de la chrétienté. (…) »,(7)
En se référant à un certain nombre de considérations, dont les écrits d’historiens et d’auteurs, entre autres ceux cités ci-dessus, la période historique de 1492 semble en principe renvoyer aux débuts de l’Européocentrisme ou l’Occident chrétien caractérisé précisément par l’idéologie empreinte de religion de l’Occidentalisme autocentré primaire sous bannière chrétienne. Par contre la Modernité , surgie un peu plus tardivement et au sein même de la culture occidentale semble elle , renvoyer aux débuts de l’ère des Lumières , de la Révolution française de 1789 et la formidable envolée contemporaine des techniques et sciences pluridisciplinaires dont les multiples implications multidimensionnelles, technologiques, socio-économiques, culturelles, artistiques etc.…qui sont à la base du changement historique radical qui s’est opéré dans la société humaine, avec la mutation politico - philosophique mentale extraordinaire que l’on sait, transposant l’homme moderne du statut de sujet assujetti aux chapelles de l’Eglise et de la Royauté d’antan, à celui promotionnel - révolutionnaire de citoyen dignitaire , aux droits et devoirs reconnus et consacrés par une constitution souveraine, démocratiquement éligible . Autrement dit la Modernité est fille de l’esprit des Lumières, de 1789 et des valeurs libertaires et émancipatrices du libéralisme humaniste et « ennoblissant » des précurseurs du XVIII è siècle.
La naissance du monde moderne .
Le remarquable ouvrage de Christopher Alan Bayly, « La naissance du monde moderne 1780-1914) », ( 8) semble , selon les avis de presse, du Monde diplomatique notamment ( site Internet), remettre en cause ,de fond en comble, les visions historiques classiques connues jusqu’ici, en ce sens que l’auteur , professeur d’histoire et spécialiste britannique de la colonisation à l’université de Cambridge, soutient la théorie que « toute histoire locale, nationale ou régionale, relève aussi dans une large mesure , d’une histoire mondialisée . » Estimant, ainsi, qu’ « il n’est plus possible d’écrire une histoire qui serait « américaine » ou « européenne » au sens le plus étroit du terme, et il est encourageant de constater que nombre d’historiens se sont d’ores et déjà rangés à ce point de vue. » (ainsi durant les années 1950-1960 les membres de l’école historiographique française des Annales, emmenés par Fernand Braudel, ont été les pionniers d’une approche mondialisée de l’histoire économique et sociale traitant du début de l’ère moderne). La dimension essentielle de la modernité, réaffirme les échos de ce livre, « tient à la conviction que l’on est moderne ». La modernité est une aspiration à être « en phase avec son époque ». Elle a pris la forme d’un processus d’émulation et d’emprunt. A l’instar des érudits de la Renaissance européenne qui étaient convaincus d’être les acteurs d’un retour aux enseignements inattaquables hérités de l’antiquité classique, un nombre croissant de philosophes , hommes de sciences et de lettres, artistes et bonnes gens de la société semblent avoir été convaincus , entre 1780 et 1914, d’être les acteurs - témoins d’un nouveau monde, en ce sens qu’ils se sentaient vivre dans un monde autre, différent de l’antérieur, celui dit moderne , ou une bonne part de la pensée humaine développée jusque là, était devenue caduque ,et devait inexorablement céder la place aux idées novatrices de la modernité.
Dès la fin du XIXè siècle, les icônes de la modernisation technologique partout présentes - le train et ses réseaux ferroviaires de par le monde, l’automobile et son code de la route international, l’avion et ses pistes et aéroports internationaux, le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision, la presse, l’informatique, les multimédias et leurs réseaux planétaires et satellitaires, les institutions et organismes universels etc., etc.,- vinrent confirmer à cette idée une dimension dramatique. La naissance du monde moderne qui entraîna une certaine uniformisation planétaire à tous les niveaux, quoique de façons plus ou moins relatives compte tenu des réalités socioculturelles spécifiques des pays et nations du globe, a vu surtout le développement et le déploiement fulgurant des techniques et des sciences ( l’inauguration de l’aventure spatiale en 1969 notamment faisant entrer l’humanité dans un nouveau paradigme de l’histoire) - parallèlement, ne l’occultons pas, à l’extension des crises , guerres mondiales et conflits internationaux multiples pour le contrôle des énergies des sous-sol ou pétrolifères et marchés financiers d’outre-mer, entre autres, guettées par les convoitises des puissances expansionnistes de ce monde, qui ont fini avec le temps, par substituer au libéralisme romantique classique indissociable des valeurs premières sensées favoriser l’émancipation humaine et la garantie des droits, libertés et éthique universels, la nouvelle logique ,pure et dure, du marché impitoyable du fisc et de la surconsommation gaspilleuse inhérents à l’ultra néo-libéralisme tentaculaire, annonciateur d’un nouveau type de totalitarisme à l’envers, aux dangers non moins dévastateurs que ceux des antécédents de l’histoire.
Modernité planétaire …et mondialisation multipolaire
En un mot c’est ce risque du danger du totalitarisme mercantiliste du Tout Commercial tant décrié par les démocrates avertissant, sans cesse, du péril internationalement encouru de ses fatals prolongements bellicistes, que seul peut contrecarrer , ou réduire de ses ravages sur le plan mondial, un mixte d’économie « public-privé », ou pluralisme de démocratie économico- culturelle habilement adaptée : c’est tout le pari de la société moderne qui est à l’origine de l’inauguration de l’ère de la communication mondiale ( un village déglobalisé dans le sens de la communicabilité pluraliste comme l’entendait véritablement Marshal Mc Luhan, et non pas globalisant dans le sens de la monopolisation uniformisante), autrement dit, l’avènement du paradigme de la société universelle partenariale multiraciale et multiculturelle, ou de la « civilisation planétaire qui est en train d’éclore , et que les idéologies, la politique, la technologie menacent d’uniformisation, de totalitarisme et finalement d’insignifiance », comme préviennent Guy Michaud, Edmond Marc, préconisant, « seul le jeu des diversités et des différences peut rendre une signification aux actes et aux choses. », observant, « or la signification s’oppose en un certain sens à l’information, comme la qualité, c'est-à-dire la valeur, s’oppose à la quantité. Et toute civilisation authentique, comme toute œuvre littéraire ou artistique, implique un système de valeurs », estimant en conséquence, « c’est ainsi, pensons-nous, qu’il, faut entendre la formule d’Henri Meschonnic : « La langue est système dans l’information, l’œuvre est système dans la valeur ». Et toute civilisation authentique, comme toute œuvre littéraire ou artistique, implique un système de valeurs. » (9).
Un système de valeurs qui fait sa raison d’être d’une civilisation, d’une culture, d’une nation, etc., convient-il d’ajouter. Et dans cette optique, la modernité a ses propres valeurs intrinsèques, justement, et pas seulement ses aspects mondains et technologiques : elle repose sur de complexes fondements philosophiques, sociopolitiques , socioéconomiques, socioculturels, et autres psycho-mentaux- environnementaux, civiques et éthiques,etc., tributaires d’un mode de vie et de pensée attelé au char du présent, sa Bible patente, pourrait -on dire, étant symbolisée par la quintessence de l’information médiatique multiplex –pluri langagière , quotidiennement diffusée, en direct des quatre coins du village global. Comme quoi, les valeurs de la Modernité se veulent planétaires, de par la particularité de leur dimension pluraliste interrelationnelle, puisant dans les apports fructifiants complexes, émanant de pratiquement toutes les civilisations du globe et leurs cultures diversifiées, tant du présent que du passé, remontant jusqu’à leurs mythes antiques même : ces derniers, souvent communs aux peuples et nations de l’humanité, réinterprétés et valorisés , par une fine stratégie d’inspiration communicationnelle symboliste, les conjuguant, en les adaptant nouvellement, aux éléments complexes de la culture moderne, ne feront qu’enrichir davantage les normes d’Ethique universelle en ébauche sous-tendant les valeurs internationalement partagées de cette aube vagissante de la civilisation planétaire . Et de ce fait, cette dimension d’universalité, telle qu’elle transparaît, semble dépasser la simple notion galvaudée de mondialisation conjoncturelle , étant donné son caractère inachevé ou aspect limité actuel « unipolaire », que le processus de déploiement historiciste évolutif et mutationnel international en cours, loin d’être à ses phases ultimes, promet au contraire la transition escomptée vers l’étape, déjà relativement manifeste, de la mondialisation multipolaire.
Mohamed Ghriss
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Notes de renvoi
(1) Cf. Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, France 1987)
(2) Cf. Bernard Vincent, article « L’année des diasporas (1492) » pages 14-15, Le Nouvel Observateur n° 1391 du 4au 10 juillet 1991).
(3) Lassel Adrianna . : Mundo musulman en Miguel de Cervantès, ( cf. Langues et littératures, revue de l’ILVE , n°1, p. 93-103 , Alger 1986), cité par Mohamed .Lakhdar .Maougal dans le collectif « Elites Algériennes », éd. APIC Alger 2004.
(4) A. Lassel, ( Ibid p.93).
(5) Mohamed Lakhdar Maougal , Elites Algériennes , Histoire et conscience de caste, ouvrage collectif, Livre I, Editions APIC , Alger 2004 . ).
(6) Cf. Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, France 1987).
(7) Professeur Jean-Marie Domenach, « Approches de la Modernité », ch. I , p. 14, 15,16, Editions Marketing, Ecole Polytechnique, copyright 1986, Paris, France1986.)
8) Christopher Alan Bayly, Editions de l’Atelier –Le Monde diplomatique, Paris 2006)
(9) (Cf. « Vers une science des civilisations », Guy Michaud, Edmond Marc, éditions Complexes, Bruxelles 1981.)