Des obédiences erronées et de l’impérialisme américain
par Norpois
lundi 2 mars 2009
A la faveur des croisades américaines en Afghanistan, en Irak et qui sait bientôt peut-être en Belgique, la pensée de Leo Strauss, philosophe au verbe sibyllin, resurgit, nimbée d’un brouillard épais de circonstance. Des auteurs américains (William Pfaff notamment, journaliste au International Herald Tribune) semble-t-il incultes et pédants voient dans les hautes instances de l’administration Bush, dominée par les néoconservateurs, une confrérie de disciples de Strauss. Citons simplement Paul Wolfowitz (secrétaire adjoint à la Défense de 2001 à 2005, président de la Banque mondiale de 2005 à 2007).
Selon une interprétation volontiers simpliste et lacunaire[1], Strauss aurait promu l’idée, entre autres absurdités, d’une guerre d’expansion menée par une élite éclairée se préoccupant du bien du peuple. Celui-ci, trop bête, n’aurait pas droit au chapitre. Il est absolument faux d’affirmer que des néoconservateurs pratiquant une telle politique sont d’obédience straussienne.
Ces journalistes ajoutent encore que le concept de mensonge noble serait défendu par le philosophe de Chicago. Ainsi, Bush prétendait la présence d’armes de destruction massive en Irak. Encore erroné. Les théories de Strauss sont détournées à des fins peu avouables, notamment encore pour prôner une conception souple de l’interprétation de la Constitution américaine de 1787, comme favorisant la prévalence de l’exécutif, renforcée en temps de guerre.
Les aberrations sont légion et prêteraient à rire si elles n’engageaient pas une tentative de légitimation des croisades de l’Occident. Tout d’abord, Strauss n’a jamais consigné dans ses écrits l’idée du progrès à tout prix, d’une expansion impérialiste à tous crins. Au contraire, il laisse entendre que si une civilisation mondiale (c’est-à-dire une cité universelle) est difficilement atteignable[2], l’universalité peut se construire à partir, non pas d’une civilisation (au hasard occidentale, éclairée et morale, tout le monde sait cela), mais des propositions d’universalité de plusieurs civilisations. Mieux, sa thèse porte non pas sur la concrétisation du régime (politeia) juste, mais postule bien la légitimité de plusieurs régimes divers. Aussi critique-t-il à dessein la crise du relativisme politique actuel, lequel déplore que la raison soit incapable de jauger la légitimité d’un régime politique. Selon lui, la pensée est l’ennemie du relativisme, et elle est à même de poser des jugements de valeur. Il faut penser le Bien ! C’est une leçon de 1933. La démocratie, qui est en équilibre instable entre l’amour de soi et l’amour du bien, doit à tout prix maintenir cet équilibre. C’est la leçon qu’il faut tirer de la tragédie de la modernité : vaincre le nihilisme.
En droit naturel classique, si le gouvernement des philosophes-rois cher à Platon est impossible, la sagesse étant objectivement une vertu aristocratique, à celui-ci on va préférer le gouvernement des gentilshommes. On cherche à concilier sagesse et consentement (condition sine qua non de toute démocratie). Comment donc ? Les philosophes détenteurs de la connaissance (qu’ils cherchent – philosophie étant l’amour de la sagesse) influent discrètement sur la loi. Celle-ci « doit être déposée aux mains de la catégorie d’hommes qui peut en dispenser les bienfaits de façon équitable »[3], ceux-là même que les classiques qualifient de gentilshommes, autrement dit une aristocratie.
On peut replacer désormais le droit naturel, autrement l’étalon du juste et de l’injuste présent dans la nature humaine, dans le contexte plus général de la pensée straussienne. Celle-ci peut se résumer à une épineuse question, quelques mots qui ont animé les sages depuis les Anciens : comment concilier philosophie et religion ? Allégoriquement, comment allier Athènes à Jérusalem ?
Sans entrer dans les détails, notre connaissance montre des limites et nous devons nous reposer, sans doute à contrecœur, sur la foi en la révélation, afin de compléter notre connaissance. Dans la vie de la cité, la religion (du moins jusqu’à la fin du XXème siècle) est une donnée non-négligeable dans nos sociétés. C’est le problème du théologico-politique : la réflexion politique ne saurait faire abstraction du pouvoir de la religion sur les masses, elle lui ménage donc une place supra-rationnelle. C’est contre-nature, la philosophie théoriquement ne pouvant s’embarrasser de contraintes morales.
Pourtant, le philosophe dans la cité, porteur d’un message subversif, va devoir ménager les croyances et mœurs populaires. S’il veut remplacer l’opinion par la connaissance, l’opinion forme le socle-même de la cité. Par conséquent, le philosophe doit distiller avec parcimonie et retenue la sagesse de manière à améliorer la cité.
Pour Leo Strauss, se référer à Jérusalem implique également un devoir de critique de la loi. Il extirpe ce rapport à la loi qui interroge, qui fait question. Le droit naturel y prend toute son envergure, instrument de mesure abstrait des régimes positifs.
Nous ne voyons là nulle optique impérialiste à laquelle rattacher l’école néoconservatrice (à supposer que ce conglomérat de politiques concrètes sans objet précis mérite le nom d’école). Nous nous garderons d’enflammer la polémique, d’autant plus qu’à l’heure où cet article est rédigé, Barack Obama a détrôné Bush à la Maison Blanche.
[1] “He also argued that Platonic truth is too hard for people to bear, and that the classical appeal to "virtue" as the object of human endeavor is unattainable. Hence it has been necessary to tell lies to people about the nature of political reality. An elite recognizes the truth, however, and keeps it to itself. This gives it insight, and implicitly power that others do not possess. This obviously is an important element in Strauss’s appeal to America’s neoconservatives. » par Pfaff, William.
[2] « Seule une société assez restreinte pour permettre la confiance mutuelle rend possible la responsabilité mutuelle et le contrôle réciproque des actions ou des manières, indispensable dans une société qui vise à la perfection de ses membres » et « Une société civile fermée est possible et nécessaire selon la justice, parce qu’elle est conforme à la nature ». Strauss (Leo), Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, pp. 124-125.
[3] Ibid., p. 133.