Election d’Uhuru Kenyatta : entre défi et casse-tête pour la justice internationale

par MUSAVULI
mardi 12 mars 2013

On n’a pas fini de s’interroger sur l’issue de l’élection présidentielle au Kenya remportée par Uhuru Kenyatta, qui est pourtant inculpé pour crimes contre l’humanité par la Cour Pénale Internationale. Puisque la seule application du droit ne permet pas de donner une issue satisfaisante aux affaires de cette nature, il faut se reporter à la question des « légitimités » qui vont devoir s’affronter de façon brutale. La légitimité d’une justice internationale destinée à éradiquer l’impunité des dirigeants politiques et la légitimité d’un peuple souverain dont le vote démocratique doit être respecté. L’affaire se complique lorsqu’on se penche, par ailleurs, sur la personnalité même du dirigeant élu et le casse-tête politico-judiciaire qui se profile.

Tout un symbole

Uhuru Kenyatta n’est pas seulement un homme politique. Fils du héros de l’indépendance, Jomo Kenyatta, père de la nation kényane, il porte un prénom qui force le détour, et ce n’est pas rien pour un homme qui risque d’être le premier Président africain, en exercice, à être privé de liberté en application d’une décision de justice adoptée par des juges étrangers.

« Uhuru » signifie « Liberté » en kiswahili, une langue parlée dans toute la partie Est de l’Afrique. Emprisonner un Président élu, qui s’appelle « Liberté » et qui a la particularité d’être le fils d’un des héros des indépendances en Afrique est un évènement dont on ne saurait mesurer les conséquences a priori.

Mais que reprocherait-on aux juges de la CPI qui ne feraient qu’appliquer le droit, les actes reprochés à Uhuru Kenyatta ne souffrant d’aucune contestation sur leur gravité ? Et surtout, comment ne pas penser aux victimes de ces violences qui étaient de condition modeste, c’est-à-dire des hommes et des femmes pour qui l’espoir d’obtenir gain de cause en justice relève trop souvent de l’inaccessible ? Les violences avaient, en effet, affecté les habitants du miséreux bidonville de Kibera où sont concentrés des populations issues de la minorité Luo[1], Uhuru Kenyatta étant de l’ethnie majoritaire du pays, les Kikuyu.

On est ainsi en face d’un difficile conflit des légitimités qui devrait mettre à rude épreuve la conscience des magistrats dans l’application qu’ils ont la charge d’assurer au droit.

Le conflit des légitimités

La création de la Cour Pénale Internationale en juillet 2002, par application du Statut de Rome, répondait à une aspiration éminemment légitime. Que plus jamais un dirigeant politique ne se retranche derrière l’argument de la souveraineté de « son » pays pour espérer échapper aux poursuites pour des crimes graves dont il se serait rendu responsable contre des populations. Le génocide rwandais de 1994 et les massacres dans les Balkans ont suffisamment affecté la conscience collective pour que la communauté internationale s’accorde sur l’impérieuse nécessité de se doter d’une juridiction permanente dont les dirigeants politiques et militaires à travers le monde ont tout à craindre.

Bien entendu, pour le moment, son efficacité reste limitée. Ses actions n’affectent, pour l’essentiel, que des dirigeants africains, soit de faible envergure (Thomas Lubanga, Mathieu Ngudjolo) soit affaiblis ou en situation de déchéance politique (Charles Taylor, Laurent Gbagbo, Jean-Pierre Bemba), ceux qui sont au pouvoir pouvant encore rester à l’abri (Omar al-Bachir). Pour autant, il y a de quoi se féliciter de l’évolution du droit dans le sens de la lutte contre l’impunité sur le plan international.

Cette aspiration, dans le cas du Kenya, se trouve néanmoins confrontée au choix d’un peuple qui décide de jeter son dévolu sur un personnage que la justice internationale envisageait sérieusement de « neutraliser ». Cela devient même assez grotesque lorsque le concerné affirme qu’il assistera personnellement à son procès. Une décision de nature à mettre la CPI dans une situation absolument inconfortable.

Entre justice et réalisme, la perspective d’une jurisprudence

La CPI, dans le dossier Uhuru Kenyatta, s’achemine inévitablement vers des décisions qui feront jurisprudence. Une jurisprudence est une décision de justice qui sert de référence parce qu’elle porte sur une affaire qui sort de l’ordinaire. L’affaire Uhuru Kenyatta en est une.

Si on écarte l’hypothèse d’un possible abandon des poursuites ou d’un acquittement qui, en réalité, dissimulerait un renoncement, deux possibilités s’ouvrent à la CPI. Soit la Cour prend l’illustre inculpé pour un justiciable comme les autres et décide d’une application des textes à la lettre, ce qui pourrait valoir au Président kenyan d’être arrêté dès sa descente d’avion ; soit elle lui réserve un traitement « particulier » pour des raisons évidentes (…). La CPI tomberait dès lors sous la critique de l’application du droit « à la tête du client ». Renoncer à appliquer certaines mesures, comme l’arrestation d’un inculpé, en considérant que celui-ci exercerait certaines fonctions politiques, reviendrait à trahir l’idée à l’origine de la création de la Cour Pénale Internationale. Il fallait que pour de bon, l’exercice des fonctions politique ne constituât plus un frein à l’action de la justice pénale dans le cas des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide.

L’option de la fermeté

Dans la première hypothèse, tout le monde retient son souffle. Il y aura sûrement des réactions, voire des violences. Mais la CPI peut opter pour la fermeté et faire un exemple. Jusqu’à présent elle n’a réussi à mettre la main que sur des dirigeants faibles, affaiblis ou déchus. Arrêter puis condamner un Président en exercice seraient un acte de destitution opéré par des juges internationaux, faisant fi du vote d’un peuple souverain. Ce qui reviendrait à signifier aux peuples du monde qu’ils n’ont pas le droit de porter certains dirigeants au pouvoir, même démocratiquement. Ce serait un incontestable évènement planétaire. On regarderait dès lors la CPI avec davantage de crainte, ce qui, en soi, pourra se défendre dès que les esprits se seraient calmés et que les conséquences de cette décision auront été résorbées.

La CPI dispose sur ce point d’un argument massue qui peut faire mouche, en rappelant le parcours de celui qui finit Führer. Le « monde entier » avait opté pour l’indifférence et la naïveté qui servirent de boulevard royal à l’avènement du Troisième Reich. L’humanité paya son laissez-faire par l’accomplissement de la Shoa et le bilan apocalyptique de la Seconde Guerre mondiale. Difficile de reprocher à une institution internationale le choix « courageux » d’écarter du pouvoir un dirigeant jugé potentiellement dangereux pour la paix et les droits de l’Homme, compte tenu de la gravité des crimes dont il se serait rendu responsable.

Les nations du monde, représentées par la CPI, institution de l’ONU, peuvent tout à fait revendiquer le droit de contester à un peuple la liberté de porter au pouvoir un certain type de dirigeants. Car, comme durant la Seconde guerre mondiale, les nations ont dû se coaliser pour pouvoir réparer les conséquences des choix politiques d’un seul peuple, le peuple allemand. Et même de nos jours, des dirigeants catastrophiques obligent l’ONU, c’est-à-dire nos pays respectifs, à dépenser des milliards de dollars chaque année et à risquer la vie de « nos soldats » engagés comme casques bleus dans des opérations de maintien de la paix. Afin de réparer les dégâts occasionnés par des « politiciens » qui n’auraient jamais dû être portés au pouvoir.

Le poids du réalisme

Dans la seconde hypothèse, la CPI peut renoncer à poursuivre l’inculpé estimant qu’elle ne dispose pas de suffisamment de marge de manœuvres pour appliquer le droit dans sa plénitude, une décision également défendable. Car Uhuru Kenyatta incarne deux dimensions. Il n’est pas seulement l’« homme ». Il est aussi le Président. Si l’emprisonnement de l’« homme » ne pose aucun problème de droit, l’emprisonnement du Chef de l’Etat, institution, serait tout de même un saut dans un inconnu aux contours difficiles à cerner[2], en commençant par le risque d’un retrait en cascade des pays membres[3] du Statut de Rome. 

Aussi, arrêter et condamner un Président africain en exercice imposerait à la CPI l’obligation d’en faire autant dans une autre région du monde (Proche et Moyen-Orient, Amérique, Asie, Océanie), ce qui ne semble pas à sa portée pour le moment.

Enfin, le Kenya, comme on a pu s’en rendre compte, est un pays assez fragile. La « neutralisation » de son Président peut donner lieu à des troubles que personne ne sera en mesure de contenir, la région étant déjà en proie aux multiples crises majeures (Soudan, Somalie, Est de la RD Congo…).

La CPI peut finalement choisir de remettre les poursuites à plus tard, ce qui rapprocherait cette « possible » jurisprudence de l’état du droit de certaines démocraties comme la France. En France, le Président de la République est passible de poursuites mais bénéficie d’une « parenthèse d’immunité » couvrant la période d’exercice de son mandat, après laquelle il redevient justiciable comme tout le monde. Ainsi, même en devenant membre du Conseil Constitutionnel, Nicolas Sarkozy[4] a été entendu durant des heures par les juges et continue d’être sous le coup de la justice française sans aucune possibilité d’échapper aux poursuites. Adopter un cadre comme celui-là au niveau de la CPI serait une alternative qui pourrait faire consensus.

Reste la délicate question des « dictateurs »

Si dans une démocratie, on est à peu près certain qu’un dirigeant passera devant les juges, la loi limitant les mandats politiques dans le temps, dans un régime totalitaire, on n’a aucune certitude, les dirigeants pouvant se maintenir au pouvoir à vie. Et puisque c’est dans ces pays que se commettent de graves violations des droits de l’homme, adopter une jurisprudence qui épargnerait des dictateurs notoires de poursuite, durant l’exercice de leurs fonctions, serait un recul du droit absolument ahurissant.

La jurisprudence qui consacrerait l’immunité durant le mandat du chef de l’Etat n’est admissible que dans le cas des dirigeants ne pouvant indéfiniment se maintenir au pouvoir. Pour les autres, la CPI n’a pas d’autre choix que d’attendre les décisions des « grandes puissances » reconnaissant l’un ou l’autre Président d’un pays comme étant un « dangereux dictateur » et mettant tout en œuvre pour en finir avec son règne (Kadhafi, Gbagbo, Al-Assad).

Mais il s’agit là, en même temps, d’une dérive consacrant l’arbitraire de la « domination des grands sur les petits ». Une logique qui ne saurait s’accommoder d’aucun idéal de justice.

Autant de défis pour la « justice internationale »

Boniface MUSAVULI



[1] A titre d’information accessoire, feu le père du Président américain Barack Obama était issu de l’ethnie luo.

[2] Par exemple, en réaction au mandat d’arrêt de la CPI contre son Président, le Soudan, initialement signataire du Statut de Rome, avait décidé de ne plus ratifier le texte et figure depuis le 26 août 2008 sur la liste des pays qui ne coopèrent pas avec la CPI. Concrètement, un criminel recherché par la CPI peut s’installer sur le sol soudanais sans risquer de se faire extrader vers La Haye. Si, en réaction à la possible arrestation d’Uhuru Kenyatta, de nombreux pays, africains notamment, décident de se retirer du Statut de Rome, de vastes régions du monde redeviendraient de véritables paradis pour dangereux criminels.

[3] http://www.iccnow.org/documents/Ratification_chart_French_15fev2013.pdf

[4] http://www.lepoint.fr/fil-info-reuters/nicolas-sarkozy-entendu-par-un-juge-dans-l-affaire-bettencourt-22-11-2012-1532087_240.php

 


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