Election présidentielle iranienne : une république peut-elle être islamique ?

par Daniel Arnaud
vendredi 12 juin 2009

L’élection présidentielle iranienne qui se déroule actuellement pourrait très bien ne pas voir Mahmoud Ahmadinejad, le président de la République sortant connu pour ses diatribes contre l’Occident, reconduit dans ses fonctions. Avec Mir-Hossein Mousavi, son principal adversaire, s’annonce effectivement une possible alternance et l’éventualité d’une détente des relations avec les Etats-Unis. Cependant, il convient de se rappeler que, dans la République islamique d’Iran, les mollahs restent les véritables maîtres du pays, et que le vainqueur du scrutin verra de toute façon son autorité subordonnée à celle du « guide suprême »*. Mais justement, comment une république peut-elle se dire « islamique » ?

D’un point de vue strictement occidental, les mots « république » et « démocratie » sont proches, et renvoient à un régime garantissant l’exercice des libertés individuelles. Quant au modèle républicain à la française, lui, il s’avère indissociable du principe de laïcité, donc de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’existence d’une République islamique d’Iran, à cet égard, ne peut que susciter notre perplexité. Ne s’agit-il pas d’une contradiction dans les termes ? Comment une théocratie régie par la charia, qui réduit tout de même officiellement la valeur de la femme à la moitié de celle d’un homme, ose-t-elle s’affubler du doux nom de « république » ? Le voile y est évidemment partout, et la ségrégation des sexes bien réelle. Alors que je séjournais à Téhéran l’été dernier**, j’ai été frappé de voir ces femmes massées à l’arrière d’un bus, serrées comme des sardines, alors même que le véhicule regorgeait de places libres. C’est que ces dernières se trouvaient à l’avant, dans l’espace réservé aux hommes, et qu’il s’avérait par conséquent strictement interdit aux passagères d’en profiter.
 
« Comment peut-on être Persan ? », s’interrogeait Montesquieu. Aujourd’hui, la question serait donc à compléter : comment peut-on être Persan, républicain et islamiste ?
 
C’est que la république ne s’apparente pas exactement à la démocratie, et que son but n’est pas nécessairement de rendre les individus plus libres. Initialement, le terme désigne uniquement un Etat qui n’est pas monarchique, et suppose un peuple affranchi de tout pouvoir héréditaire. Par extension, il peut également renvoyer à l’affranchissement d’une tutelle étrangère (la plupart des Etats issus de la décolonisation sont ainsi des républiques). La res publica (la chose publique), dans une telle perspective, c’est d’abord la souveraineté d’une collectivité poursuivant un bien commun et libérée de l’arbitraire. D’où, encore, la définition classique de la république comme « le gouvernement par la loi ». Or, depuis 1979, l’Iran répond à de tels critères : il a rompu avec le régime du shah, qui était un monarque héréditaire, s’est libéré de l’influence américaine, qui était bien réelle sous les Pahlavi, et se réfère à un cadre légal, même si ce dernier se voit déterminé par la charia.
 
Depuis le dix-huitième siècle, seule une tradition républicaine spécifiquement occidentale, qui s’appuie sur les principes libéraux hérités des Lumières, prévoit non seulement la souveraineté de la Nation (en d’autres termes d’une communauté de citoyens), mais encore l’émancipation de l’individu. Les républiques qui ne s’inscrivent pas dans un tel mouvement, en revanche, tendent à mettre en avant le lien social, quitte à réduire les singularités. La religion (étymologiquement religare, relier) peut à cet égard très bien apparaître comme un facteur indispensable à la cohésion de la collectivité. C’est en ce sens qu’il faut appréhender cette république iranienne, dont l’unité et l’identité se fondent sur l’islam.
 
De passage à Ispahan, je suis allé admirer la place de l’Imam, somptueuse. Il faut prendre le temps de s’installer, en fin de journée, sur la terrasse de la maison de thé Qeysarieh pour observer l’ombre gagner ce vaste rectangle (le deuxième en superficie, juste derrière la place Tien An Men de Pékin). L’ensemble est bordé d’arcades qui communiquent avec le Bazar-e Bozorg, au nord de la ville, et dominé par trois monuments d’importance majeure : la mosquée de Sheikh Lotfollah (sur l’aile est), la mosquée de l’Imam (au sud), et le palais d’Ali Qapu (sur l’aile ouest). Avec la lumière déclinante, la coupole de la première passe par tous les tons du crème au rose, tandis que le bleu de la seconde étincelle et que le troisième se dresse à contre-jour. Bientôt, dans une scène qui se répète tous les soirs, les habitants des quartiers alentour envahissent le parterre par centaines. Ils viennent pique-niquer en famille, s’installant sur leurs tapis et déballant leurs provisions tout autour du bassin central, et jusqu’aux arcades qui abritent des boutiques où les femmes pourront acheter quelques bijoux. Les enfants, eux, ne manqueront pas de solliciter le marchand de glace ou d’improviser une partie de foot au pied d’une mosquée. Il se dégage de cette communion une extraordinaire convivialité. C’est le lien social qui est à l’œuvre, et pour ainsi dire un peu de res publica qui se manifeste jusqu’à tard dans la nuit.
 
Au même moment, la télévision iranienne consacrait un reportage à Paris dans lequel on voyait une succession de SDF affalés, l’air agonisant, sur le trottoir. Je suppose que pour les téléspectateurs qui l’ont regardé, la France fait figure de pays « où on laisse les gens crever dans la rue ». Envient-ils vraiment notre modèle républicain ?
 
 
Daniel Arnaud
 
 
* L’ayatollah Ali Khamenei dispose des pouvoirs à la fois politique et religieux.
** Retrouvez le carnet de voyage de l’auteur au Moyen-Orient sur http://generation69.blogs.nouvelobs.com/voyage/.
 

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