En Allemagne, le multiculturalisme est mort

par Bruno de Larivière
jeudi 21 octobre 2010

Angela Merkel en difficulté dans les sondages a cru bon de déclarer la fin du « multiculti » lors d’un congrès de son parti. Elle rompt avec une ligne modérée pour tenter de séduire une opinion publique de plus en plus persuadée de l’échec de l’intégration des immigrés en Allemagne. Mais les faits lui donnent-ils raison sur le terrain ?

Dans un premier temps, ma réaction a été de ne pas prêter attention à l’exposition, « Hitler et les Allemands. Le peuple et le crime ». Les Allemands en font trop, me suis-je d’abord dit. Et puis j’ai lu les comptes-rendus faute de pouvoir me déplacer à Berlin, pour finalement changer d‘avis. « C’est un miracle de notre temps que vous m’ayez trouvé parmi tous ces millions de gens ! Et que je vous ai trouvés, c’est la chance de l’Allemagne  » Adolf Hitler, Nuremberg (1936). Le national-socialisme s’est appuyé sur l’opinion publique allemande, sur la rancune à l’encontre des vainqueurs de 1918, et sur la peur de la crise économique mondiale. Par les objets familiers là présentés, on saisit que beaucoup d’Allemands ont apprécié ou pire vénéré le dictateur : jeux de cartes, lettres d’écoliers, lampes, bustes en bronze et autres éléments de décoration intérieure. Les nostalgiques n’y trouveront pas leur compte. Aucun élément ne rappelle l’intimité d’Hitler, afin de couper court aux critiques éventuelles. La popularité d’Hitler questionne toujours [Libération].
 
La Croix du 18 octobre 2010 relève un phénomène comparable en France, à la même époque. Lors du déménagement de la direction des domaines qui quittait en 2005 un immeuble du quartier de l’Opéra à Paris, on a en effet découvert dans une cave les archives personnelles du maréchal Pétain. Elles sont désormais ouvertes à la consultation au Service Historique de la Défense à Vincennes. Le pétainisme s’y révèle moins comme un mouvement politique raisonné que comme un assentiment collectif. Les 4.500 lettres du fond documentaire saluent les mérites du vainqueur de Verdun, de l’homme providentiel. Beaucoup reprennent les slogans du régime censé défendre les «  vrais Français  ». Aucune ne mentionne les persécutions antisémites ou l‘embarrassante collaboration avec l‘Allemagne nazie. C’est l’opinion commune, qui se rallie comme un seul homme, au Führer ou au Maréchal.
 
Patrick Saint-Paul décrit celle-ci sous sa forme la plus actuelle. L’opinion publique paraît suivre il est vrai de nouveaux mots d’ordre. De nombreux Allemands succombent aux attraits d’une écologie radicale née du combat contre l’énergie d’origine nucléaire. A Stuttgart, on s’oppose à la construction d’une gare très coûteuse. A une centaine de kilomètres au sud-est de Hambourg (Gorleben), on s’apprête à bloquer les trains qui transportent des déchets nucléaires. 16.500 fonctionnaires protègeront les convois et les lignes. «  Le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung et le journal de la gauche berlinoise Tageszeitung partagent le même constat : la révolte citoyenne est le nouveau mode d’action privilégié des Allemands pour bloquer les projets auxquels ils s’opposent entre deux élections locales. À Hambourg, un mouvement citoyen a fait capoter la réforme de l’éducation. Dans le Land de Mecklembourg-Poméranie, on proteste contre l’installation de champs d’éoliennes géantes qui défigurent le paysage. À Berlin, les riverains du nouvel aéroport international BWI protestent contre les plans de vol des compagnies aériennes.  » (Figaro)
 
A priori à l’opposé de l’échiquier politique, Thilo Sarrazin appartient cependant au SPD. Dirigeant de la Bundesbank, il s’est fait connaître dans le passé en tant qu’élu berlinois n’ayant pas sa langue dans sa poche. L’homme a bâti sa popularité en dénonçant la dérive des comptes publics dans la capitale [Berlin paiera], puis en proposant de diminuer les aides sociales destinées aux plus modestes, censés - selon lui - vivre aux crochets de la société. Aux uns il recommandait de manger pour moins de cinq euros, aux autres de s‘habiller plus chaudement plutôt que d‘allumer leur chauffage. Cet été, il a toutefois pris une autre dimension en s’attaquant à un péril qui menacerait l’Allemagne, l’immigration. «  L’Allemagne va à sa perte  », parce qu’elle nourrit en son sein ses propres ennemis, explique l’auteur. Les immigrés se retrouvent dans les marges de la société. Ils ne seraient pas rejetés au sens où l’entendent les tenants de la théorie de l‘exclusion, mais n’admettraient pas de se fondre dans le modèle dominant. Selon Thilo Sarrazin, les Allemands risquent de se retrouver minoritaires et isolés dans leur propre pays [source]. L’auteur ne peut évidemment se targuer d’une quelconque originalité en combinant peur, repli sur soi et condamnation de l’immigration au nom des idéaux et des intérêts bien comptés de la nation (…).
 
Thilo Sarrazin a réuni contre lui un concert de protestations, venu de tous les horizons. Depuis, son essai se vend comme des petits pains. Courrier International estime à 250.000 le nombre d’exemplaires vendus, le Temps à 700.000. L’opinion publique a-t-elle métamorphosé un faux trublion en victime de la censure des puissants ? Les récentes déclarations d’Angela Merkel donnent à réfléchir. Cet été, la chancelière a explicitement demandé l’éjection de Thilo Sarrazin du directoire de la Bundesbank. La semaine dernière, cependant, lors d’un discours devant le congrès des Jeunes CDU, elle a succombé à l‘ambiance. Angela Merkel condamne soudain le multiculturalisme et évoque l’échec des politiques migratoires menées par les gouvernements allemands. L’idée selon laquelle « nous vivons côte à côte et nous nous en réjouissons [a] échoué, totalement échoué  ».
 
Mais qu’est-ce que le multiculturalisme ? Qu’y a-t-il de commun entre les politiques menées en Amérique du Nord sur fond de tensions raciales (Etats-Unis) ou d’opposition linguistique (Canada) et un multiculturalisme européen, plus récent et plus hétérogène ? Les faiblesses du multiculturalisme apparaissent évidemment aujourd’hui de l’autre côté de l’Atlantique. J’en vois deux principales qui interrogent les populations immigrées. Dans quoi se fond-on (réflexion sur le contrat social) ? Est-ce que l’on admet - ou non - que la sécularisation et le relativisme sont des données intangibles ? Taguieff avance cette idée que la communauté musulmane, dans les pays anglo-saxons, ne vit pas seulement en marge. Elle est traversée par un puissant courant antimoderne ; bien plus qu’une philosophie passéiste ou conservatrice [source]...
 
Généreuse en incohérences, la chancelière annonce en même temps que l‘Allemagne a besoin de main d‘œuvre étrangère, pour peu que les immigrés rentrent dans le moule et parlent la langue. Elle se réclame des «  valeurs chrétiennes  » sans préciser lesquelles et sous quelle forme. Les catholiques gardent en mémoire ses remontrances au pape Benoît XVI [source]. En même temps, elle affirme que l‘Islam «  fait partie de l‘Allemagne  ». Par ses déclarations sur la mort du multiculturalisme, la chancelière croit flatter l’électorat conservateur de la CDU - CSU qui lit aussi Thilo Sarrazin [Figaro], tout en tenant le discours de la raison économique, dans un pays vieillissant.Dans cinq mois se tiennent des élections dans le land du Bade - Wurtenberg.
 
Les hommes politiques qui dans le passé ont mis en œuvre le multiculturalisme se taisent. Tous espéraient sans doute que la tolérance naîtrait du relativisme, selon lequel tout se vaut et rien n‘a d‘importance. Entre temps, l’opinion a changé. Plus d’un tiers des sondés souhaitent une Allemagne «  sans Islam  ». La xénophobie, sans progresser formellement s’exprime sans complexe [source]. Les plus virulents se plaignent de l’échec de l’intégration. Mais en Allemagne, un immigré obtient la nationalité si et seulement si il peut justifier d’un lien de sang avec l’Allemagne [1]. Dans l’enseignement public, il est possible à des parents de retirer leurs enfants des cours d’éducation sexuelle, d’empêcher leurs filles de participer aux cours de natation [source]. Dans la rue, les femmes musulmanes peuvent porter un voile intégral. Les imams allemands suivent une formation en Allemagne même, et les cours de religion existent dans de nombreux länder [source]. Toutes choses impensables en France. Le monde politique français, sur le sujet d’une possible certification halal connaît cependant les mêmes questionnements [Le bain acide de la banale modernité].
 
Les musulmans européens feront-ils les frais d’un retournement de l’opinion ? En France et en Allemagne, le repli sur soi menace [source] alors que des faits divers défraient la chronique. En Rhénanie du Nord (Wuppertal), un juge condamne en 2007 à quatre ans de prison un père de famille qui a défénestré sa fille [Rue 89]. Selon Cyberpresse, il y aurait environ un millier de mariages forcés par an en Allemagne. La loi punit pourtant explicitement cette pratique. Les parents visés s’en affranchissent en se passant du consentement des jeunes filles, quitte à les envoyer dans leur pays d’origine. A Cologne, la mairie autorise la construction d’une grande mosquée, quitte à fermer les yeux sur son financement, sur la formation des imams, ou sur la prière non mixte [source]. En France, le sujet s’avère aussi sensible [Mosquées, passion française].
 
Il n’y a néanmoins pas de communauté au sens géographique : en Allemagne se côtoient Turcs, Bosniaques ou Afghans. Beaucoup d’immigrés de confession musulmane proviennent des campagnes et se sont installés dans les métropoles, sans maîtrise de la langue et sans diplômes. La situation des Kurdes d’Allemagne illustre tout à fait ce décalage [source]. Les affinités et les obédiences varient (chiites ou sunnites). Et toutes les tensions propres à leurs pays d’origine se répercutent sur place [La voie turque contre l‘impasse ottomane]. En témoignent les tensions entre organisations cherchant l’adhésion de tel ou tel groupe, dans une logique concurrentielle qui met de côté les plus ouverts sur l’extérieur [source].
 
Serge Truffaut, dans le Devoir regrette que l’on consulte davantage les politologues que les sociologues. Ceux-ci ont établi un lien direct entre éclatement identitaire et individualisation des comportements. «  Autrement dit, l’adhésion à un socle commun de valeurs et de cultures est plus hasardeuse ou difficile qu’elle ne l’était dans les années 60 ou 70. Qui plus est, quels étaient en France, terre d’immigration par excellence en Europe, les réseaux facilitant l’intégration des étrangers ? L’école, le service militaire et les syndicats. Bref, tous les membres de l’Union européenne (UE) devraient tripler les budgets de l’éducation, réinstaurer (sic) le service militaire et syndiquer tous les salariés. Bonjour l’ambiance !  » J’incorporerais pour ma part uneautre évolution, l’étalement urbain et l’homogénéisation spatiale.
 
Qui a influencé les décisions gouvernementales ici décriées ? L’opinion publique, au secours… 
 
PS./ Geographedumonde sur l’Allemagne : Après l’Or du Rhin, l’argent des lacs de Saxe.
 
Incrustation : Image de propagande, figurant Hitler dans la foule, à l’annonce de la guerre en 1914.
 
[1] Voir cet article du Monde Diplomatique : "Le droit du sang prime encore en Allemagne".

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