En Israël, naissance du retro-sionisme ?
par Bruno de Larivière
lundi 7 juin 2010
L’actualité tragique de l’abordage par les commandos israéliens d’une flottille dans les eaux internationales a fait oublier l’actualité intérieure. Or Benjamin Netanyahou ne se contente pas de mettre Israël au ban de la communauté internationale. Il vient juste de faire des déclarations reprises par le ’Financial Times’ sur les ’vingt familles’ dominant l’économie israélienne. A Tel-Aviv, jusqu’où ira la démagogie ?
Un quart de la population israélienne vit sous le seuil de pauvreté : 1,65 millions de personnes (23,7 % / chiffres sécurité sociale israélienne). Cette donnée est restée relativement stable, en dépit des premiers effets de la crise. La baisse générale du PIB par habitant a mécaniquement fait baisser le seuil fatidique (- 0,6 % entre 2007 et 2008). Les effets de la crise portent sur les jeunes actifs et leurs familles, davantage que sur les retraités dont on sait qu’ils sont plus souvent propriétaires de leur logement : les prix de l’immobilier ont grimpé en Israël de 12 % en 2009 [source]. Les propriétaires partisans du Likoud applaudissent des deux mains.
Il n’empêche qu’en 2007, le Jerusalem Post évaluait à 80.000 le nombre de rescapés de la Shoah vivement en dessous du seuil fatidique [source]. De façon générale, un enfant israélien sur trois vit sous le seuil de pauvreté. Cette proportion augmente notablement dans la minorité arabe (80 % des Bédouins vivent sous le seuil de pauvreté / source). Du fait de ses écarts de richesse, Israël rentre donc dans la catégorie des pays les plus inégalitaires du monde développé, juste devant les Etats-Unis (17,1 % de pauvres). L’heure est pourtant à l’entrée de l’Etat hébreu dans l’OCDE, en même temps que deux pays baltes.
En Israël comme ailleurs, le fossé entre riches et pauvres s’est accentué à cause du fort relèvement des hauts salaires, alors que le revenu moyen stagne à moins de 1.470 euros (chiffres août 2008). Le secteur clé du tourisme tire vers le bas les statistiques, qui emploie massivement une main d’oeuvre étrangère souvent mal payée. Denis Brunetti relate l’action d’une ONG distribuant de l’aide alimentaire aux plus démunis. Il évoque des familles manquant de l’essentiel pour vivre, dans lesquelles les enfants arrêtent leurs études pour trouver du travail. Cela ne tirera pas une larme à ceux qui s’inquiètent exclusivement du malheur des Palestiniens. Les situations ne se comparent pas.
Compte tenu de ces paramètres, la politique de Benjamin Netanyahou semble notoirement décalée. La mise au ban des nations de l’Iran, l’hostilité à toute reconnaissance d’un Etat palestinien, et la poursuite de la colonisation à l’est de Jérusalem semblent pour l’essentiel guider son action politique. Il est vrai que son retour aux affaires date de la fin mars 2009. Que l’on approuve ou pas son action politique n’entre de toutes façons pas ici en ligne de compte. Les pauvres se comptent par milliers. Le premier ministre israélien a néanmoins tenu à se réapproprier récemment les questions sociales et économiques. C’est néanmoins à sa manière.
Il a en effet décidé de remettre en cause les oligarchies qui - selon lui - dominent son pays. Pour combattre les inégalités, il faudrait s’attaquer au sommet de la pyramide sociale. En 1934, au congrès du parti radical à Nantes, Edouard Daladier a lui aussi désigné à la réprobation publique un coupable idéal : « Deux cents familles sont maîtresses de l’économie française et, en fait, de la politique française. […] L’influence des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent au pouvoir leurs délégués. Elles interviennent sur l’opinion publique, car elles contrôlent la presse. » [source] Comme l’image du mur de l’argent, celle des deux cents familles a été abondamment reprise par la suite. Encore récemment, un hebdomadaire français a cru bon de dresser une nouvelle liste de noms bientôt reprise en boucle par les amateurs [Marianne].
La presse sérieuse abonde. « De la banque à l’immobilier, du secteur de l’énergie à celui de l’industrie, peu d’histoires s’écrivent sans les noms de Dankner, Tshuva, Leviev ou l’une des vingt familles qui contrôlent l’entreprise Israël [’Israel inc’]. » Benjamin Nentanyahu tient un discours très ferme : « Nous voulons de la concurrence. Nous voulons abaisser les obstacles à la concurrence, qu’elle soit d’origine publique ou privée. » [Financial Times / traduction Geographedumonde] Mais après avoir agité le chiffon rouge, il ne propose au fond rien de très original : l’obligation de séparer dans les grands groupes les activités purement financières des autres, et le versement d’une taxe spécifique sur les dividendes réalisés par ces mêmes conglomérats. La montagne accouche d’une souris.
Car il existe peu de pays industrialisés dans lesquels les oligopoles soient absents. Nul n’en discute les inconvénients, mais il y a un fossé entre le constat et le discours univoque. En Amérique du Nord ou en Europe, les administrations chargées de lutter contre les ententes illicites demandent ici des comptes à la grande distribution alimentaire, là aux fournisseurs de téléphonie mobile. La grande originalité d’Israël provient en réalité de sa situation géopolitique. Les pays d’Europe et d’Amérique du nord commercent entre eux et avec leurs voisins, avec une ouverture relative de leurs frontières terrestres. Israël commerce avec le monde, mais pas (ou peu) avec les pays du Proche-Orient.
Si le gouvernement israélien désire atténuer les inégalités sociales, il doit d’abord améliorer la situation de la frange la plus modeste de la population. La fermeture des frontières et l’isolement d’Israël dans son environnement géographique déclenchent un effet bien connu des économistes. Dans Les chemises moisies de Gaza, Benjamin Barthe (Le Monde du 30 mai 2010) suggère à juste titre que le blocus sur Gaza favorise ponctuellement certains agriculteurs ou industriels israéliens dont les produits passent les postes-frontières au contraire de leurs concurrents. « L’armée israélienne n’autorise l’importation que de 81 articles différents, sélectionnés selon une logique qui laisse perplexe. La cannelle est permise, mais la sauge et la coriandre sont prohibées, les conserves peuvent rentrer à l’exception des fruits au sirop, les désodorisants pour toilettes ont le feu vert, mais pas la confiture… »
Mais l’appauvrissement rapide et général de la population palestinienne a privé l’économie israélienne de l’un de ses débouchés principaux avant le déclenchement de la seconde Intifada : gain pour quelques-uns, perte pour la majorité. Le Hamas contrôlant les tunnels par lesquels les Gazaouites s’approvisionnent, l’ennemi juré d’Israël tire même sa force de la fermeture des frontières censée l’affaiblir (voir Gaza, le vent et la tempête). L’organisation palestinienne lève des taxes sur les marchandises en transit souterrain clandestin. Grâce au marché noir, les riches Gazaouites peuvent tout obtenir. Un certain nombre d’entreprises fonctionnent désormais, en particulier dans le bâtiment, car le ciment arrive au compte-gouttes ; mais à quel prix ? La guerre au sud-Liban a produit des effets similaires. Les deux Etats n’ont pas signé la paix (Sénat).
Israël consacre des sommes considérables pour équiper ses armées. En temps normal le budget de la défense avale 7 à 8 % du PNB, sans prise en compte de l’aide américaine. Nul ne semble équilibrer l’influence des généraux (Slate), surtout pas le premier ministre ancien militaire de carrière. Tsahal ne regarde pas à la dépense pour mettre à niveau ses matériels, quitte à négliger toute notion d’économie, comme le notait le site IsraelValley. Dans le même temps, les opérations les plus récentes ont produit des résultats très contrastés… Quant au coût de la colonisation, il prête à d’infinies discussions sur les territoires considérés. Pour les uns, il s’agit d’investissements dans les infrastructures et les services publics, tandis que pour les autres, il s’agit de projets réalisés sur des terres spoliées. Une organisation indépendante a évalué le coût global de la colonisation pour la période 1973 - 2007 : 18 milliards de dollars (source).
Les sources d’économies pour l’Etat existent par conséquent. Benjamin Netanyahou a choisi pour l’instant d’intensifier les choix radicaux de ses prédécesseurs. Son offensive contre les vingt familles laisse entendre qu’il va ajouter une dose de démagogie, n’en déplaise au Financial Times. Il y a plus désagréable que ces relents de la Troisième République (voir dessin - photo - tiré du Rire, par Charles Léandre). Le premier ministre israélien donne du grain à moudre aux gogos et à ceux qui assimilent Israël à une sorte de conglomérat économique détenu par quelques parrains unis par le sang et par l’appât du gain. Pierre-André Taguieff montre sur quoi repose la séduction des théories conspirationnistes (source). En dénonçant les riches malfaisants, Benjamin Netanyahou unit les ennemis d’Israël au lieu de les affaiblir (source). Au XXème siècle, Lénine et Hitler ont chacun conspué les ploutocrates. Je n’ose décrire la suite. La popularité acquise sur le dos des vingt familles sera un feu de paille, car les mesures prises n’amélioreront pas fondamentalement la vie des Israéliens les plus modestes.
J’ajouterai cependant une interrogation personnelle, à propos d’un pays qui a imposé une double logique d’Etat fort et égalitariste lors de sa fondation, en 1948. Rotschild, financeur de Disraéli et des premiers sionistes appartenait à ces familles aujourd’hui montrées du doigt à Tel-Aviv. Les monopoles n’ont gêné personne en Israël pendant des décennies. En même temps, les citoyens les plus aisés contribuaient plus que les autres, en servant sous les drapeaux et en payant leurs impôts… L’inégalité profonde de la société israélienne en 2010 renvoie à la sentence évangélique : « Tout royaume divisé contre lui-même est dévasté, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne peut subsister. » (Matthieu 12/25)
Les médias s’intéressent cependant aux négociations sur la refonte du TNP, à l’assaut par des commandos d’une flottille partie de Chypre pour rallier Gaza. Mais en 2010, que signifie le sionisme pour des milliers d’Israéliens ? Pour combien d’entre eux, Israël est un piège duquel ils ne peuvent s’échapper ? Rien n’empêche en revanche les plus aisés, membres ou non des vingt familles (…) de vivre ailleurs que dans un pays à l’idéal perdu et sans reconnaissance pour leur réussite personnelle. Reconnaîtra-t-on Benjamin Netanyahou, comme le fondateur du rétro-sionisme ?
PS./ Geographedumonde sur Israël : Israël, Etat superflux ?, Gaza, le vent et la tempête, Un très grand fossé, Le puits sans fond, Une affaire de proportions… ?, Israël, tourne-toi et Comment l’historien Shlomo Sand n’a rien inventé…