Et si l’Iran n’avait pas la bombe atomique : le Grand Jeu (version 2.0)
par frédéric lyon
mardi 1er avril 2008
Pourquoi certains pays cherchent-ils à se procurer l’arme atomique ? Quels sont les objectifs visés par ces pays ?
La réponse est relativement facile à apporter lorsqu’on parle des armements atomiques occidentaux ou russes. Les deux côtés se sont dotés de l’arme atomique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, et il était clair que la destination finale de cet armement se trouvait précisément dans le camp d’en face.
De même la Chine s’est-elle dotée de l’arme atomique pour sanctuariser son territoire en face de l’un ou de l’autre des deux principaux protagonistes de la Guerre froide, car si la Chine de Mao était en guerre idéologique contre l’Occident libéral, elle était en guerre encore plus chaude contre la Russie, même communiste, comme on l’a vu sur la frontière de l’Amour, un fleuve qui ne porte pas bien son nom.
On sait, par ailleurs, que l’Inde et le Pakistan sont deux ennemis irréductibles. La séparation du Pakistan et de l’Inde s’est faite au prix de ce qui restera sans doute comme le plus grand massacre entre civils de l’histoire de l’humanité : plus de vingt millions de morts, sans l’intervention d’une quelconque armée, et le tout à la machette et au couteau de cuisine. La chute de l’empire britannique des Indes a donc abouti à un contentieux si lourd qu’on comprend parfaitement aujourd’hui que la bombe atomique pakistanaise est destinée aux hindous, tandis que la bombe atomique indienne est destinée aux musulmans.
En revanche la réponse est plus délicate à apporter lorsqu’on parle de la tentative iranienne de se procurer l’arme atomique.
On peut déjà noter que le gouvernement actuel de l’Iran nie, en jurant ses grands dieux, vouloir fabriquer des bombes atomiques et c’est là un mensonge éhonté, bien sûr, les Nations-Unies ont toutes les preuves du contraire. Voilà de quoi mettre la puce à l’oreille.
On peut noter ensuite que lorsque le régime de Téhéran veut menacer quelqu’un, il s’en prend toujours à l’Etat d’Israël.
Mais l’Etat d’Israël est-il une menace pour l’Iran ? La réponse est non. Voilà de quoi renforcer la perplexité.
A qui donc est destinée la bombe atomique virtuelle des Iraniens ? La réponse se trouve dans l’histoire et la géographie, comme c’est toujours le cas lorsqu’on pose des questions stratégiques.
L’histoire :
L’Iran est un château de cartes qui s’écroulerait à la première poussée, comme s’est écroulé l’Irak. Car comme l’Irak, et peut-être pire encore, l’Iran est une mosaïque de peuples qui n’ont rien à faire ensemble, un bric-à-brac politique qui n’a rien à voir avec l’empire des Achéménides, ni avec Darius, ni avec Xerxès, dont l’Iran d’aujourd’hui n’est qu’un héritier fort lointain, mais qui a tout à voir avec l’histoire prosaïquement coloniale du XIXe siècle, en particulier l’histoire coloniale britannique et l’histoire coloniale russe en Asie centrale.
La rivalité de l’empire russe et de l’empire britannique en Asie centrale au XIXe siècle, ce qu’on a appelé « Le Grand Jeu », a abouti à la création de l’Afghanistan, qui a servi d’Etat tampon entre les deux empires, et il a façonné les frontières de l’Iran actuel.
En fait, l’Iran n’existe aujourd’hui que parce que les Britanniques ont empêché les Russes d’absorber le pays en même temps qu’ils s’emparaient de toute la région du Caucase, en exigeant l’arrêt complet et le retour à domicile de l’armée russe qui allait s’emparer de Téhéran, sans coup férir, et ceci à deux reprises au cours des deux guerres qui ont opposé la Russie des Tsars à la Perse, en 1806-1813 et 1826-1828.
Les Britanniques ne voulaient pas des Russes sur le Golfe Persique et ils ne voulaient pas que les Russes s’approchent de trop près de leur empire des Indes. Et voilà tout.
Bon, très bien, les Russes ont donc calé, mais ils voulaient à tout prix sécuriser leurs conquêtes sur les Turcs en Asie centrale et tenir fermement leurs colonies en Azerbaïdjan, au Kazakhstan, au Turkménistan et au Kirghizstan.
Et pour cela il leur fallait interrompre la continuité des territoires habités par tous ces peuples turcs, ce qu’ils ont fait en refilant les trois quarts de l’Azerbaïdjan et des Azéris aux Perses. Regardez sur une carte et vous constaterez qu’il n’y a plus de communication par voie terrestre entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, car l’Iran y fait obstacle, et ceci alors que toute la région n’est peuplée que de Turcs.
L’Iran et l’Afghanistan d’aujourd’hui ont donc été bâtis par les Russes et les Anglais au XIXe siècle. L’Iran n’est qu’une construction artificielle et son nom fait référence à l’origine indo-européenne des Perses : Iran = « le pays des Aryens ».
En Iran, il y a tout d’abord les Perses qui dominent les autres populations du pays, mais qui ne représentent qu’un peu plus de 50% de la population totale. Ensuite il y a les Turcs azéris, que les autorités de Téhéran évitent de compter précisément, car ils sont probablement une trentaine de millions en Iran (alors qu’il n’y a que 8 millions d’Azéris en Azerbaïdjan, qui est pourtant leur Etat national !!!).
Puis il y a les Kurdes, qui sont plus nombreux en Iran qu’ils ne le sont en Irak (plus de 5 millions) à qui on a refusé leur Etat national en 1923.
Puis il y a les Arabes du Khouristan, qui ne sont pas aussi nombreux que les autres, mais qui sont assis sur 90% des réserves de pétrole iraniennes.
Puis il y a 2 millions de Turkmènes, encore des Turcs, massés à la frontière entre l’Iran et le Turkménistan et dont on se demande aussi pourquoi ils n’ont pas tous été réunis dans leur propre Etat national.
Tous ces peuples, Turcs, Perses, Arabes, n’ont rien en commun, ils appartiennent même à des familles ethnolinguistiques différentes. Il y a autant de différence entre un Perse et un Turc, qu’entre un Français et un Arabe.
La géographie :
Parmi tous les peuples qui les encerclent, les Perses ont particulièrement peur des Turcs, car les Turcs sont bien plus nombreux et plus puissants qu’eux et la chute de l’empire soviétique pose à nouveau la question de la réunification de tous leurs territoires. Il s’agirait alors d’un nouvel empire ottoman, mais qui irait cette fois du Bosphore à la frontière chinoise et qui se constituerait sur le dos des Perses. Et c’est précisément ce que les Iraniens veulent éviter.
La bombe atomique iranienne n’est pas destinée à Israël. Les Iraniens se moquent pas mal des Palestiniens et d’ailleurs les Arabes sont les ennemis héréditaires des Perses, au même titre que les Turcs. L’Iran et Israël sont même des alliés naturels contre les Arabes, ils l’étaient déjà au temps du Shah. Mais depuis la chute de l’empire soviétique et l’affaiblissement de leur allié russe, qui tenait autrefois les Turcs en laisse, les Perses doivent faire face aujourd’hui à un ennemi potentiel bien plus redoutable que les Arabes. Et bien plus redoutable que les Israéliens. Les Israéliens servent donc seulement d’alibi.
Devant ce nouveau « Grand Jeu » qui se déroule en Asie centrale, personne ne reste indifférent, et certainement pas les Occidentaux, ni les Russes. C’est de l’équilibrage de leurs intérêts respectifs que viendra la solution, mais il y a fort à parier que les Perses ont pris un très gros risque, car la seule question que doivent se poser les Occidentaux aujourd’hui consiste à savoir si la constitution d’une puissance turque en Asie centrale, sur le dos des Perses et peut-être aussi des Russes, est vraiment contraire à leurs intérêts. Rien n’est moins sûr, mais le débat reste ouvert et c’est un débat essentiel.
Est-il vraiment contraire aux intérêts des Européens, plus particulièrement, que se constitue un empire turc sur le flanc sud de la Russie ? La Russie n’est-elle pas européenne ? Ne doit-elle pas rejoindre un jour notre maison commune, même avec l’épée dans les reins ? La Sibérie et l’Asie centrale sont les deux seules grandes régions du monde qui sont encore sous peuplées et sous exploitées, l’avenir de l’Europe est donc à l’est et non au sud. Posons-nous la question de savoir quel est le meilleur moyen d’y mettre le pied et faisons un peu confiance aux Anglo-Saxons, ils savent ce que ce « Grand Jeu » veut dire et comment on y joue. Mieux que nous.