Et si pour une fois il avait eu raison ?
par Georges Yang
vendredi 18 juillet 2008
Ceux qui me lisent régulièrement connaissent le peu d’admiration, et c’est un euphémisme, que je porte au président Sarkozy. Cependant, j’ai envie de dire, enfin une décision politique cohérente après plus un an d’incurie, de tape-à-l’œil et de non-sens. Je veux parler de l’invitation du président syrien Bachar al Assad pour le 14 juillet. Et cela au moment où la Cour pénale internationale se ridiculise en se trompant de cible et en accablant le président soudanais Omar al Bachir et que les Nations unies lèvent piteusement le camp au Soudan.
Trop de lecteurs peu informés de la complexité du monde arabo-musulman ne font pas la distinction entre les différents régimes et tendances religieuses. Pour beaucoup, ce sont tous des islamistes potentiels capables de tout y compris du pire. Cette attitude dictée par les amalgames et les raccourcis grossiers a entraîné la désastreuse guerre contre l’Irak et le fiasco américain que l’on constate. En éliminant Saddam Hussein, les Etats-Unis ont renforcé l’Iran, ont introduit Al-Qaïda en Irak et entériné le pouvoir des religieux chiites dans le sud du pays. Souvenez-vous de l’euphorie des Américains après la prise de Bagdad et le désir de certains de poursuivre jusqu’à Damas, même si le pouvoir syrien avait soutenu l’intervention en Irak du fait de sa haine de Saddam.
Or, le pouvoir syrien est tout sauf islamiste, c’est même le dernier régime laïc arabe depuis la chute du pouvoir irakien. Les deux pays d’ailleurs ont eu des dirigeants issus du parti Baath fondé par Michel Aflaq, un laïc nationaliste d’origine chrétienne orthodoxe, à orientation socialisante et panarabe. Le Baath ayant éclaté, les régimes irakien et syrien sont devenus des frères ennemis, entretenant des dissidents pour commettre des exactions dans le pays d’en face. De plus, la famille Assad, vient d’une minorité religieuse du chiisme dissident pour ne pas dire hérétique, les Alaouites, dans la montagne au nord de Lattaquié qui n’ont rien à voir avec le rigorisme de Téhéran.
La Syrie est un pays laïc, qui s’est rapproché stratégiquement et non idéologiquement des extrémistes religieux chiites, et jamais sunnites, ayant combattu de façon très sanglantes les frères musulmans dans les années 80. Après le massacre de 82 cadets alaouites à Alep, donc proches du régime, Hafez al Assad échappe de peu à un attentat à la grenade, son garde du corps étant déchiqueté. Après la révolte de Hama fomentée en 1982 par les Frères musulmans, la répression est féroce, des milliers de morts, un véritable bain de sang. Donc, même si Al-Qaïda, ce n’est pas les Frères musulmans, on ne peut pas dire que le régime syrien apprécie le radicalisme sunnite. Les frères Assad, et à un degré moindre le fils, se sont comportés comme Saddam Hussein, c’est-à-dire en satrapes orientaux et si un jour ils se sont mis en chaussettes pour prier avec ostentation, c’est avant tout à usage interne, pour cimenter l’opinion publique contre l’ennemi américain.
Il ne peut y avoir de paix stable au Moyen-Orient, incluant Palestine, Israël et Liban sans l’accord et la participation active de la Syrie. Et sans la restitution de tout le Golan par Israël. Donc, même si le projet d’Union pour la Méditerranée me semble creux et vide de substance, l’invitation de Bachar al Assad n’est pas un camouflet aux droits de l’homme, comme le pensent certains excités, mais enfin un geste politique cohérent de Sarkozy. Remettre la Syrie sur les rails de la négociation est le seul moyen de faire avancer une solution négociée dans la sous-région. Bien sûr, il y a la question libanaise et le cas Rafic Hariri. Autant je comprends la réserve de Jacques Chirac, qui n’ayant plus de responsabilité politique peut se permettre de faire parler ses sentiments et son attachement et sa reconnaissance envers la famille Hariri, autant le geste politique de Sarkozy me semble finement joué.
Car il faut avant tout comprendre les positions syriennes non comme orientées par la religion, mais par des choix d’alliance pouvant renforcer le pouvoir syrien. Gouvernement qui du temps du père, Hafez el Assad, n’avait pas d’état d’âme pour s’allier momentanément à certaines factions chrétiennes libanaises pour éliminer des Palestiniens qui leur étaient hostiles. Utilisant la faction palestinienne baasiste d’Al Saiqa contre Arafat, puis se retournant plus tard contre d’autres chrétiens en soutenant le Hezbollah pro-iranien. Le gouvernement syrien est opportuniste, il a commis certains actes répréhensibles, mais il est le rempart à l’islamisme sunnite pur et dur d’inspiration saoudienne. Les sunnites composent la majorité de la population syrienne. Les chrétiens n’ont jamais été persécutés sous le règne de la famille Assad et si l’islam par la constitution doit être la religion du président, elle n’est pas la religion officielle du pays. Quant aux chiites iraniens, s’ils ont pignon sur rue à Damas, ils n’imposeront pas leur style de vie à la population syrienne.
Que sera le monde arabe sans Moubarak, sans Ben Ali ? Probablement des fiefs aux mains des Frères musulmans. Même Kadhafi a des opposants qui le trouvent trop moderne et « féministe » et aussi trop « nassérien ». Il en est de même au Soudan où les plus extrémistes des islamistes ne sont pas au pouvoir, mais dans l’opposition. L’ancienne éminence grise du régime, Hassan al Tourabi, supporte en sous-main les rebelles du Darfour, du moins le principal groupe d’entre eux le Mouvement pour l’équité et la justice dont les membres sont Fur, Masalit et Zagghawa, c’est-à-dire en majorité des Noirs.
Et puis, des élections démocratiques en Tunisie et en Egypte verraient probablement la victoire des fondamentalistes radicaux, comme ce fut le cas lors d’un premier tour en Algérie qui vit la déferlante du GIA. La rue arabe est sensible au discours islamiste, c’est son droit, mais Européens et Américains devraient au moins comprendre qu’il ne faut pas encourager les plus radicaux en fustigeant les dirigeants qui nous sont moins hostiles, même si ce ne sont pas des démocrates.
Car pour un vrai islamiste le sens d’appartenance à la nation arabe est négligeable comparé à la foi qui doit unir la communauté des croyants, l’Umma, quelle que soit leur origine ethnique. D’ailleurs, les Arabes au pouvoir à Khartoum qui sont des Arabes de la vallée du Nil, méprisent ces Arabes nomades de l’ouest (le Darfour) qu’ils considèrent comme des va-nu-pieds. Les jenjawids ne sont pas une tribu, mais un rassemblement de guerriers, plus ou moins autonome d’origine rezzagat ou baggara. Et puis si ce gouvernement se dit islamiste il est avant tout un groupe militaro-affairiste beaucoup plus intéressé par la manne pétrolière que par la foi. Chasser Bachir ne remettra pas le Mahdistes ou les communistes au pouvoir, mais renforcera le camp islamiste intégriste qui fera de lui un martyr alors qu’ils auraient plutôt tendance à le conspuer pour son manque d’engagement religieux.
Donc, pour une fois que Sarkozy prend une décision politique sage, réfléchie et cohérente vu le contexte international, il ne faut pas le blâmer. Par contre, aura-t-il l’intelligence politique de ne pas se mêler à ce ridicule appel à inculper Omar al Bachir devant le tribunal international pour génocide ? Que le président soudanais ait sa part de responsabilité dans le conflit du Darfour est indéniable. En faire le maître à penser de tout le processus ne tient pas la route quand on connaît la région. Les Jenjawids jouent leurs intérêts régionaux, concernant surtout les terres, les droits de passage et de pâturage des troupeaux et aussi les bénéfices secondaires du conflit armé comme les pillages et les viols. L’économie de guerre est profitable à certains. Enfin comment parler de génocide quand Masalit, Fur et Zaggawaa circulent librement à Khartoum sans être inquiétés. C’est comme si les juifs en 1941/42 avaient été raflés au Vél-d’Hiv et certains déportés et que d’autres juifs avaient continué à ouvrir leurs commerces et synagogues à Lorient et à Toulouse !
La question la plus importante est finalement posée par Alaa al Aswani dans son livre L’Immeuble Yacoubian. Que vaut-il mieux pour l’Egypte, une police de brutes, des politiciens corrompus et des affairistes véreux, mais qui vous laissent écouter du jazz dans un piano-bar en compagnie d’un whisky et d’une femme aux cheveux découverts, ou bien l’arrivée au pouvoir des islamistes qui au moins au début seront plus honnêtes et plus sociaux (avant de dériver comme en Iran), mais qui interdiront toute forme de distraction profane ?