Evocation : I. Octobre 88, la fin des illusions

par Soufiane Djilali
samedi 3 octobre 2009

 Lorsque l’un de mes amis m’avait demandé de contribuer à une édition d’un livre sur Octobre 88, j’avais été saisi d’un sentiment ambigu. En Octobre 88, je n’avais aucune relation avec le monde politique. Je résidais depuis quelques années déjà à l’étranger pour poursuivre mes études et je n’avais assisté aux événements qu’incidemment, le hasard avait fait que je devais être à Alger durant ces journées dramatiques, loin de mes préoccupations de laboratoire de Maisons Alfort.
 
 Depuis mon arrivée à l’aéroport d’Alger ce mercredi 5 octobre jusqu’à mon départ le 10 du même mois, j’ai vécu en direct la fièvre populaire. La rumeur avait prédit depuis quelque temps déjà la « révolution ». Les escouades de jeunes ne la démentirent pas. En quelques jours d’émeutes, le tableau physique était effrayant, voire apocalyptique. Symboliquement, le régime politique en place depuis 1962 venait de s’effondrer.
 
 « Je vous promets le changement radical, profond et définitif de l’ordre politique actuel » déclama l’ancien Président de la République au bord des larmes face à la Nation, pour calmer les esprits.
 
L’ambiance de ces folles journées, le décor d’une ville saccagée, les détails factuels de ces événements, leurs conséquences humaines, institutionnelles, politiques, et sociales ont été, depuis lors, décrits, disséqués, réécrits, analysés… De ces cinq jours où je m’étais retrouvé par le hasard des circonstances à Alger comme simple et anodin spectateur, que pouvais-je dire d’intéressant en plus de ce qui a été dit ? Pourtant, je ne pouvais en toute décence, me dérober devant la proposition de participer à ce travail de mémoire. Non point par obligation de politesse, mais relativement à la charge dramatique de ces journées et à leur influence décisive sur le cours de ma vie personnelle, comme sur celle de beaucoup d’autres Algériens. En vérité, si aujourd’hui je peux écrire librement ce que je pense, si j’ai pu peu ou prou exprimer mes convictions politiques depuis 20 ans, c’est grâce à ceux qui, volontairement ou non, se sont retrouvés ces jours là, en première ligne et sont morts pour libérer les vivants. C’est pour leur rendre un hommage qu’il faut, et pour longtemps encore, témoigner. Je veux donc accomplir, modestement, ce devoir.
 
 Octobre 88 est d’abord le drame des familles qui ont perdu l’un des leurs (probablement plus de 500 morts, 140 morts selon le bilan officiel). C’est ensuite les séquelles pour ceux qui ont laissé, qui une partie de son corps, qui une partie de son être ! Enfin, c’est le moment fondateur d’une expérience démocratique dans un pays à tradition arabo-musulmane. Il est vrai que cette expérience, 21 ans après, ne semble pas être concluante. Mais est-elle pour autant un échec ?
 
 Octobre 88, et c’est une banalité que de le dire, a apporté dans son sillage le multipartisme, la liberté d’expression, la liberté de la presse. Il a apporté également l’intégrisme, la répression et le terrorisme. En réalité, il s’agit là d’une chronologie ; il n’y a pas forcément une relation de cause à effet. C’est une façon commode de contracter les choses et les événements pour décrire des phénomènes complexes, dont l’analyse s’avère plus ardue qu’elle n’y parait à première vue.
 
 Octobre 88 n’est que le moment où une fracture prévisible devait intervenir pour soulager la société des intolérables distorsions que le pouvoir lui faisait subir depuis trop longtemps. Tout comme le déplacement des continents qui induit dans les profondeurs du sol des pressions extrêmes et invisibles provoquant des séismes dramatiques, l’idéologie populiste a préparé durant trois longues décennies l’explosion d’octobre. Cette idéologie pathologique a forgé de redoutables contradictions et blocages dans la société jusqu’à ce que la violence destructrice et nihiliste viennent libérer des énergies vitales comprimées, réprimées et refoulées. Les valeurs de la société traditionnelle et archaïque, manipulées par une société politique incompétente s’étaient heurtées de plein fouet aux réalités mondiales nouvelles, celles annonçant le XXIème siècle. Comme dans le cas de nombreux pays qui s’étaient engagés dans la voie de la « démocratie populaire », le régime avait fini par atteindre ses limites. Les contradictions internes, les luttes de sérail féroces, l’échec complet de ses errements économiques, la chute du niveau de la rente pétrolière et l’insatisfaction profonde de la population se dressaient à l’horizon comme autant d’obstacles infranchissables.
 
 Que s’était-il vraiment passé en cet Octobre 88 ? Les thèses se sont multipliées et celle du complot de façon redondante. Mais quoi qu’il en soit, ces événements n’exprimaient en fin de compte que l’agonie d’un système et la fin tragique d’une illusion portée par le nationalisme algérien qui voulait, au-delà de la libération du pays, construire son utopie. Ce qui s’en était suivie, n’était que le bourgeonnement de ce qui avait été semé, depuis bien longtemps, dans l’esprit des Algériens.
 
 Mais juste au lendemain des troubles et avec les promesses présidentielles, la démocratie semblait à portée de main. L’espoir s’insinuait dans le cœur des citoyens. La vie politique s’alluma, les langues se délièrent et une formidable ouverture se dessina. Parler, agir dans l’opposition, défendre ses opinions, écrire dans une presse libre, crier à gorge déployée dans les manifestations de rue, lancer ses diatribes à la télévision, tout était devenu possible. Mais le fol espoir allait vite retomber. La mal - vie, les frustrations, la misère morale et les univers mentaux inconciliables, traduisant la fragilité du processus de formation de la nation, allaient servir de détonateur entre les mains d’un pouvoir rusé et faire échec à la première tentative démocratique dans le monde arabe. Les divisions idéologiques portées par leur propre dynamique et stimulées par tous les appétits, remontaient à la surface. Les Algériens perdirent pied et s’accrochèrent par réflexe atavique ou eschatologique aux discours les plus radicaux, les plus sectaires, les plus dangereux. Les valeurs, identitaires ou religieuses étaient le refuge, la voie du « salut ». La descente aux enfers pouvait commencer. Les partis politiques devenaient les porte–parole de particularismes irréductibles. En dehors de ces agglomérats psychosociologiques, aucun parti politique, aucun mouvement d’opinion prônant la démocratie et la modernité n’émergeait. Les tentatives furent nombreuses. Elles restaient cependant vaines. Elles n’avaient aucun lien avec l’âme du peuple. Mais le peuple en avait-t-il - en a-t-il - une ? Ou alors plusieurs ? Formons-nous une nation ou sommes-nous un peuple sans conscience collective unique ? La démocratie est le couronnement d’un processus évolutif et constructif et non pas l’expression débridée des atavismes, des pulsions et des illusions irrationnelles. En ces temps là, peu de gens l’avaient compris. Le 26 décembre 1991, les premières élections législatives pluralistes et libres étaient suspendues après un premier tour où le Front Islamique du Salut avait raflé la mise. C’était le mauvais pas de trop, celui qui allait faire basculer le pays vers la tragédie.
 

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