Fermons nos portables, l’État nous espionne

par Pierre R. Chantelois
jeudi 31 mai 2007

La notion de vie privée se rapporte entièrement au respect que nous avons de l’unicité d’autrui. Chaque individu a ses propres valeurs, qu’il choisit ou non de révéler. Le respect de cet individu exige que nous lui laissions vivre une vie privée. Le respect de cette vie privée favorise la liberté, l’autonomie et la dignité. L’alternative est une vie vide de sens et pleine de crainte, soumise à l’oppression d’une perpétuelle surveillance.

Bruce Phillips

Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, 1999


Se trouvera-t-il un seul endroit sur la planète où nous ne subirons pas le risque d’être espionnés ? Faut-il craindre d’être espionnés ? La sécurité d’État a-t-elle priorité sur la sécurité des individus contre toute forme d’espionnage à laquelle il est confronté à tous les jours de sa vie ?

Le 2 mai dernier, nous prévient Le Figaro, le ministère de l’Intérieur a, en toute discrétion, entre les deux tours de l’élection présidentielle, mis en place sa nouvelle plate-forme technique d’interception des données de connexion aux systèmes de communication. Les enquêteurs peuvent désormais se faire transmettre en un clic ou presque, par les opérateurs de téléphonie, la liste de tous les appels entrants et sortants sur l’ensemble des lignes de l’abonné, se faire communiquer ses documents d’inscription avec son adresse et ses coordonnées bancaires. Qu’il s’agisse d’un appel sur mobile, d’un courriel envoyé par Internet ou d’un simple texto, les « grandes oreilles » de la République peuvent désormais savoir qui a contacté qui, où et quand.

Ce qui est plus troublant, dans ces petites informations glanées sur le Net, c’est le fait que de son côté, sans faire de bruit, le ministère de la Justice crée son propre système d’interception des SMS pour répondre aux réquisitions des juges d’instruction, mais aussi des parquets. Il pourrait être opérationnel dès juillet. Cette fois, les magistrats vont obtenir directement des opérateurs les contenus des messages. Et pas seulement dans les affaires de terrorisme (Le Figaro). Que viennent donc faire les magistrats dans les technologies de l’espionnage, si ce n’est que de délivrer des permis autorisant l’État à reluquer dans votre chambre à coucher ?

S’il doit y avoir, normalement, séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, dans le cas présent, il semble bien qu’il existera une passerelle technologique entre le ministère de l’Intérieur (je sais, je sais, il ne porte plus ce nom) et celui de la Justice : les magistrats vont obtenir directement des opérateurs les contenus des messages.

Espionner le citoyen, depuis le 11 septembre 2001, est devenu une pratique incontournable pour la sécurité d’État. Peu importe les dérives qui en découlent.

Un cas de dérive suscite de plus en plus la curiosité des Internautes et des blogs sur le Web :

Hasan Elahi est originaire du Bangladesh. Le lendemain du tragique 11 septembre 2001, Hasan Elahi avait ouvert un casier en Floride à l’occasion de son passage à Tempa pour y donner un cours puisqu’il est professeur. Les propriétaires de la société à laquelle appartient le casier ont averti le FBI qu’un Arabe venait d’y déposer des explosifs. Hasan put prouver qu’il n’avait donc loué le casier que pour y entreposer quelques effets personnels. En 2002, de retour d’un voyage aux Pays-Bas, Hasan Elahi est interrogé par les autorités à l’aéroport de Detroit. Il est suspecté de tremper dans des complots terroristes. Pendant six mois, il subit le harcèlement du FBI avant d’être enfin innocenté. S’il n’est plus considéré comme une menace, il doit justifier ses moindres faits et gestes auprès du FBI. Il s’assure dès lors d’avertir les autorités par téléphone avant de partir en voyage. Hasan Elahi en vient à la conclusion que, tant qu’à vivre avec le perpétuel sentiment d’être surveillé par l’organisme fédéral, autant ne pas prendre le risque d’être envoyé à Guatanamo en cas de défaillance du FBI.

Hasan Elahi crée donc son site Web en juin 2002 : Tracking Transience. Il pousse l’audace de mettre en ligne :

  • des photos qu’il prend au quotidien, invitant ainsi les autorités américaines et n’importe quel visiteur à le suivre à la trace ;
  • les dépenses faites avec sa carte de crédit ;
  • le détail de ses dépenses faites au quotidien.

Hasan Elahi porte de son plein gré un bracelet GPS grâce auquel il est possible de le localiser en temps réel par le biais de son site. L’idée de Hasan Elahi est simple : dévoiler au monde entier ce que de nombreux musulmans ont à subir depuis le 11 septembre 2001, alors que le FBI les prive de leur liberté de mouvement pour des motifs aussi dérisoires que la location d’un casier d’entreposage. L’objectif est également de faire en sorte que les autorités américaines craignent de soulever l’ire de nombre de témoins virtuels au cas où elles décideraient malgré tout de s’acharner sur Hasan malgré l’évidence de son innocence. Les références à la démarche de Hasan Elahi commencent à poindre sur des blogs citoyens qui suivent de près la situation.

Des voix s’élèvent aux États-Unis pour dénoncer de plus en plus ce climat malsain de Big Brother, même au sein du parti républicain de George W. Bush : « Il y avait une école de pensée au sein de l’administration qui voulait qu’en temps de guerre, les pouvoirs législatif et judiciaire avaient un rôle grandement diminué ou pas de rôle du tout. C’était un point de vue que des gens pouvaient défendre avec sincérité, mais à partir de maintenant, on sait que c’est faux », déclarait le sénateur républicain de Caroline du Sud Lindsay Graham à la suite de la décision de la Cour suprême qui, dans la cause Hamdan v. Rumsfeld sur les pouvoirs du président des États-Unis, a rappelé au président Bush que la Constitution existe toujours, même en temps de guerre. Elle a même rejeté la doctrine Thomas (du juge Clarence Thomas) selon laquelle, en temps de guerre, le président devait jouir d’une sorte de primauté sur les pouvoirs législatif et judiciaire quand il s’agit de sécurité nationale.

Malgré tout, l’administration Bush ne cède pas. La nouvelle version de la loi CALEA (Communications Assistance for Law Enforcement Act (1994), qui oblige les fournisseurs d’accès à internet (FAI), de s’équiper d’outil de cybersurveillance est, depuis mai 2007, en vigueur. L’objectif est de permettre aux policiers de suivre à la trace n’importe quel internaute américain soupçonné de terrorisme ou autres délits après réception d’une injonction émise par un juge d’instruction.

Une entreprise privée comme VeriSign peut même être une intermédiaire possible entre la police et les actions de la personne espionnée. Rien de mieux, en effet, que de privatiser le service : « VeriSign offre aux FAI empruntant son réseau télécom un service d’interception des appels légaux. Ce qui les oblige à acheminer toutes leurs données vers VeriSign », déplore l’Electronic Frontier Foundation (EFF). « Des collaborateurs de VeriSign procèdent alors à l’analyse des données et à l’extraction des informations concernées par l’injonction avant de les retourner aux services de police ». Un système qui sous-tend des risques de dérive, selon EFF. «  Cette méthode de communication rend les données personnelles potentiellement vulnérable. Car les informations transitent entre le réseau du fournisseur d’accès et celui de VeriSign. Ce dispositif place également les données personnelles de personnes innocentes entre les mains d’un tiers sans leur consentement ».

En Angleterre, au moins 4,2 millions de caméras de vidéosurveillance ont été installées dans plus de quatre cents villes depuis 1990, dont deux millions dans les lieux publics, soit environ 10% du parc mondial total et une caméra pour quatorze Britanniques. En vertu du « children act » de 2004, même les enfants sont fichés dans une base accessible aux services sociaux, aux professionnels de la santé et de l’éducation. En cas d’arrestation par la police, même pour un délit mineur, les empreintes ADN sont ajoutées au dossier et conservées. Environ 3,5 millions de prélèvements génétiques ont déjà été enregistrés. Autre innovation : une équipe de chercheurs des universités du Surrey et d’East Anglia travaille actuellement sur un logiciel permettant aux caméras de lire sur les lèvres des personnes filmées. Encore mieux, selon des experts, en 2016 des appareils photo miniatures à reconnaissance faciale pourront être incorporés dans des réverbères. Des drones, qui seront expérimentés pendant les Jeux olympiques de 2012 à Londres, pourront être également déployés dans les rues (Le Figaro, 26 mai 2007).

Science-fiction ? Hélas, non.

La Grande-Bretagne avait, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, instauré une nouvelle législation antiterroriste dont le but était de permettre à la police de placer en garde à vue des étrangers suspectés d’actes terroristes, même sans disposer de preuves, pour pouvoir les mettre en examen. Les tribunaux ont invalidé ces lois, obligeant les autorités britanniques à utiliser des « control orders », forme d’assignation à résidence qui restreint les mouvements et les communications des suspects qu’ils soient britanniques ou étrangers. La réponse de Tony Blair a été cinglante : « La faute (disparition de trois suspects d’actes terroristes assignés à résidence en Grande-Bretagne) n’incombe pas à nos services ou par exemple au ministère de l’Intérieur mais à la législation actuelle qui fait passer les droits des suspects en premier lieu » (Cyberpresse, dimanche 27 mai 2007).

Monsieur Blair entend donc soumettre au Parlement de nouvelles propositions pour renforcer la législation antiterroriste et rechercher un « consensus parmi les principaux parti politiques » avant son départ le 27 juin prochain. Selon le Sunday Times, la nouvelle législation devrait donner à la police le pouvoir d’appréhender et d’interroger n’importe quel individu sur son identité et ses déplacements, sans que cette personne soit nécessairement suspectée d’un crime ou délit, ce qui serait une première en Grande-Bretagne. Si les personnes appréhendées refusent de répondre, elles pourront être accusées d’obstruction à une enquête de police et risquer une amende allant jusqu’à 5 000 livres, d’après ce journal.

Vie privée : « de quels droits parlons-nous ? »

Il me semble que nous nous éloignons de plus en plus des droits à la vie privée au nom de la sacro-sainte sécurité nationale. Tout est-il désormais permissible ? Dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (art. 8), il est écrit : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (que la famille soit naturelle ou légitime), de son domicile et de sa correspondance. Une ingérence peut être considérée comme licite si elle constitue une mesure nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme interprète le droit au respect de la vie privée de manière extensive ».

Faudra-t-il reléguer aux oubliettes cette disposition, apparaissant dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et dans l’art. 226-15 du nouveau Code pénal, qui punit l’interception ou le détournement des correspondances émises, transmises ou reçues par la voie des télécommunications et l’utilisation ou la divulgation de leur contenu, ainsi que la suppression ou l’ouverture de lettres ou de correspondances commises par des agents publics ou des particuliers de mauvaise foi ?

Au Canada, sur la cueillette et l’échange des renseignements personnels, les principes sont toujours les mêmes : « Même si les rapports entre la sécurité nationale, l’exécution de la loi et la protection des renseignements personnels ne cessent d’évoluer, les Canadiennes et les Canadiens devraient toujours pouvoir compter sur une norme raisonnable en matière de protection de leurs renseignements personnels. Ils ne veulent pas que des gouvernements ou des organisations au Canada transfèrent les renseignements les concernant à d’autres pays, que ce soit à des fins de sécurité ou autres, s’il y a un risque de communication inappropriée. Cette stratégie met de l’avant la protection de la vie privée comme droit fondamental de la personne ». (Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, Ottawa, 6 avril 2006)

Avant que les agents publics ne lisent davantage cet article, je m’arrête. Mais avant de terminer, puisqu’il le faut bien, une question : pourquoi diantre les ministères des gouvernements se montrent-ils si avares de détails sur les nouveaux développements technologiques ?


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