Fortisgate : l’incroyable scénario politico-judiciaire

par Gil Genappe
lundi 22 décembre 2008

On en sait aujourd’hui davantage sur ce qui s’est exactement passé entre le gouvernement et les magistrats pendant la semaine du jugement fatidique sur l’affaire Fortis... Ministres et magistrats ont joué une consternante partition.

Selon le président de la Cour de Cassation, Ghislain Londers, le gouvernement connaissait dès le 10 décembre les grandes lignes de l’arrêt qui devait être rendu deux jours plus tard. Comment ? Forcément par une fuite. Apprenant que l’arrêt lui serait défavorable, le gouvernement a tenté, pour empêcher qu’il soit prononcé, de dissoudre la 18e chambre de la Cour d’Appel et de constituer un nouveau siège avec d’autres magistrats. En d’autres termes, il s’agissait d’écarter le président Paul Blondeel et la juge Mireille Salmon, trop favorables à la thèse défendue par Me Modrikamen, l’avocat des actionnaires plaignants. Pas de problème toutefois avec la troisième juge, Christine Schurmans, qui ne partageait pas l’avis de ses collègues, et pour cause : elle est l’épouse d’un collaborateur d’Yves Leterme, le CD&V Jan De Groof. Le premier président de la Cour d’Appel, Guy Delvoie, déclarera plus tard qu’il est « infiniment probable » que c’était la juge Schurmans « qui avait violé son secret professionnel. » Ambiance...

Le rôle obscur du ministère des Finances

Revenons au 10 décembre ; alerté par la teneur probable du jugement, le gouvernement fait monter au créneau les avocats de la SFPI, le bras financier du gouvernement, qui introduisent une demande de récusation des deux magistrats « indociles ». Rejetée par Guy Delvoie, faute d’éléments probants. A cet instant, Delvoie se rend compte que la SFPI (organe sous tutelle du ministre des Finances, Didier Reynders) était déjà au courant de la teneur de l’arrêt. Les choses auraient pu en rester là, mais les avocats de la SFPI s’entêtent ; le 11 décembre, ils introduisent une demande de réouverture des débats, affirmant disposer d’éléments neufs. Mais ceux-ci ne sont pas probants et le président Blondeel refuse. Tentant d’y voir clair, Guy Delvoie cherche à obtenir de la troisième juge, Christine Schurmans, des explications à propos de la fameuse « fuite ». En vain. Pour Ghislain Londers, premier magistrat du pays, « la proximité du mari de Mme Schurmans avec le CD&V et Yves Leterme ne laisse plus planer de doute sur la fuite ». 

Les dernières cartes

Le vendredi 12 décembre, quelques heures avant le prononcé, un communiqué du ministre de la Justice, Jo Vandeurzen (CD&V, notre photo), fait état d’informations reçues par le cabinet du Premier ministre, selon lesquelles « il pourrait y avoir des irrégularités de procédure dans le procès Fortis. » Le ministre fait part de l’information au Parquet de Bruxelles, via le procureur général près de la Cour d’Appel, Marc de le Court, qui lui répond qu’aucune audience n’est prévue ce 12 décembre. Info ou intox ? Quel rôle joue alors Marc de le Court ? Le ministre Vandeurzen a un nouveau contact avec le procureur général le soir du 12 décembre, avant le prononcé de l’arrêt. On ignore qui a appelé qui, mais on sait que le magistrat aurait dit au ministre avoir, « à son initiative », proposé au premier président de la Cour d’Appel « une solution sereine », à savoir, de constituer une nouvelle chambre « autrement composée » pour s’occuper de l’affaire, mais que « cette option n’a apparemment pas été retenue. » En d’autres termes, la solution sereine du Parquet, c’était d’empêcher la Cour d’Appel de juger en son âme et conscience. Et, à 20 heures, le vendredi 12 décembre, ladite Cour d’Appel rend son arrêt, en l’absence de Christine Schurmans, « malade », et que ses deux collègues ont vainement cherché tout l’après-midi avant de se résoudre à siéger sans elle (elle portera plainte ensuite contre eux pour avoir tenté de la débusquer). A ce moment, le gouvernement Leterme est dans les cordes. Le lendemain, celui-ci tire sa dernière cartouche en faisant suggérer que la régularité du jugement pourrait être mise en cause par l’absence de la troisième juge. Mais la ficelle est trop grosse et le pétard fait long feu.

Un procureur général aux ordres du gouvernement ?

L’affaire ne s’arrête pas là. La SFPI, en première ligne, prévoit de se pourvoir en cassation. Et, ô surprise, dès le lundi 15 décembre, Marc de le Court fait parvenir au ministre de la Justice un document énumérant les motifs qui permettraient d’argumenter un tel pourvoi. Il a donc dû passer son week-end à travailler dur pour sauver la mise du gouvernement, lui qui relève du... Parquet. Il y détaille les « irrégularités de procédure » dont se serait rendu coupable la 18e chambre. Le président Delvoie et deux conseillers de la Cour d’Appel lui auraient signalé qu’une réouverture des débats était prévue pour le lundi 15 devant un nouveau siège ; curieux, car on a pu lire plus haut que cette suggestion, venue des avocats de la SFPI, avait été rejetée par Delvoie. Ensuite, de le Court fait valoir qu’une réunion informelle se serait tenue entre le président Blondeel et les avocats des différentes parties sur cette fameuse requête en réouverture des débats demandée, comme roue de secours, par la SFPI et refusée elle aussi par le président Blondeel. Enfin, toujours selon de le Court, Blondeel aurait décidé de prononcer l’arrêt le jour-même sans en avertir les avocats de la SFPI. Sous oublier la carte que constitue la juge Schurmans, dont Marc de le Court souligne comme vice de procédure - défense de rire ! - qu’elle n’aurait pas participé à la totalité des délibérés précédant l’arrêt. Volontairement et pour créer les conditions d’une dernière chance en Cassation ? Tous les éléments s’enchaînent en tout cas pour étayer la thèse d’un lamentable complot politique visant à empêcher le bon déroulement de la justice, avec la complicité de quelques magistrats. "Pauvre B...", disait Baudelaire. Visionnaire, le poète ?


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