France-Turquie : un rappel qui met le feu

par Maxime Verner
mardi 17 octobre 2006

 Les députés français ont voté une proposition de loi socialiste, le 12 octobre dernier, prévoyant de réprimer la négation du génocide arménien, déjà reconnu en 2001. Les Turcs demandent des mesures de boycott et se disent attaqués. La pression monte et, comme ils le savent, les dirigeants turcs, le premier ministre Erdogan en tête, n’auront pas à reconnaître explicitement le génocide de 1915 pour intégrer l’Union européenne, d’ici à 2018. Alors, pourquoi toutes ces flammes diplomatiques ?

Le vote des députés français, le 12 octobre dernier, fait grand bruit dans les sphères politiques. La Turquie souffle ses sanctions par l’intermédiaire de son opinion publique et de ses organisations qui, à l’instar de l’Union des consommateurs de Turquie, ont lancé un appel au boycott des produits français. Tandis que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan appelait implicitement les élus à éloigner les entreprises françaises des appels d’offres, l’Union européenne et le gouvernement français se dédouanaient du vote des élus de la République française. Quand nos députés débattaient et accueillaient le résultat de leur vote sous les applaudissements du public, l’Académie suédoise décernait son prix Nobel de littérature au stambouliote Orhan Pamuk. Ce Turc de cinquante-quatre ans est décrié par les nationalistes de son Etat pour ses propos sur les massacres de Kurdes et d’Arméniens, justement. Il a été poursuivi pour insulte à l’identité turque et hué pour ses quelques propos tenus en février 2005 dans le journal suisse Tages Anzeiger : « Un million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d’autre que moi n’ose le dire. » En effet, ils ne sont pas nombreux les courageux qui, en Turquie, dénoncent un génocide en risquant la prison.

Cette polémique brûlante commence, bien sûr, par le génocide en question. Après les massacres hamidiens et ciliciens, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la minorité arménienne était persona non grata dans l’Empire ottoman, qui reniflait déjà ses cendres, quand la Première Guerre mondiale a éclaté. Un plan de destruction est alors élaboré par le gouvernement Jeunes-Turcs pour se débarrasser du problème arménien, la raison invoquée est toute trouvée : ce sera la supposée aide arménienne au voisin russe, qui a battu l’armée ottomane, alliée de l’Allemagne, lors des premiers combats de la Première Guerre mondiale. La vérité est autre : les Turcs voient en leurs voisins arméniens des obstacles à une unification ethnique dans l’Anatolie. Pour éliminer tout les Arméniens, exterminer un peuple, les Jeunes-Turcs comptent sur Talaat Pacha, ministre de la guerre. Il organise la déportation de tout les Arméniens dans le désert syrien, et s’assure que ses troupes ne laissent aucune chance aux pauvres Arméniens, déjà pillés, de revenir au pays. La meilleure solution reste la bonne vieille balle dans la tête, mais par souci d’économie, ou par pure cruauté, beaucoup mourront simplement de faim, après avoir été maltraités dans des conditions atroces. Les femmes et les enfants ne sont pas épargnés. Toute la population est décimée, sauf ceux qui ont pu se réfugier dans des camps, s’échapper en Russie ou partir dans leur famille à l’étranger, avant les massacres. Plus d’un million et demi de victimes est à déplorer, il n’en reste à l’heure actuelle que les âmes errantes dans le désert, sans aucune sépulture. Les survivants s’organisent en diaspora et partent s’installer aux quatre coins du monde. Une forte communauté arménienne débarque en France, pays officiellement accueillant, dans les années 1920. Les passeports Nansen sont délivrés à ces Arméniens, qui, par leur travail et leur volonté d’intégration, font aujourd’hui partie intégrante de la patrie française, dans sa richesse et sa diversité. Les estimations parlent de 400 000 à 500 000 Français d’origine arménienne sur le territoire.

Ce génocide, le premier du XXe siècle, montre l’atrocité des massacres au monde entier. Pourtant, il aura fallu du temps pour qu’il soit reconnu en tant que tel. Tout d’abord, les principaux responsables du génocide, Talaat Pacha et son frère Enver en tête, sont condamnés à mort par contumace par la Cour martiale turque. Le ministre de la guerre turc s’est enfui en 1918 à Berlin ; il y sera assassiné le 15 mars 1921 par un survivant du génocide arménien. Il sera d’ailleurs acquitté et les crimes contre les Arméniens seront qualifiés de génocide en 1948, après la Shoah, et reconnus dans plusieurs républiques et organisations à partir de 1982. A ce jour, les Nations unies et le Conseil de l’Europe ont reconnu le génocide arménien, ainsi qu’une douzaine de pays, dont la France, qui l’a reconnu en grande pompe dans une loi de janvier 2001 : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. » C’est aujourd’hui une autre proposition de loi, déposé par les socialistes, qui fait trembler le Parlement. Après un vif débat et des menaces économiques brandies par les autorités turques, les députés ont écouté leur cœur, et aussi leur ambition présidentielle, pour voter ce texte, en rejetant plusieurs amendements, notamment celui du député UMP Patrick Devedjian. Cette proposition de loi prévoit de compléter la loi de 2001 reconnaissant le génocide par l’article suivant : « Seront punis comme indiqué à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23 de ladite loi, l’existence du génocide arménien de 1915.  » C’est-à-dire que toute personne niant l’existence et la véracité du génocide arménien encourt une peine de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 € (295 180 francs). Cette proposition de loi a été provoquée par les évènements de mars 2005, elle est à peu près le contraire de la loi turque de juin 2005 qui prévoit des condamnations d’emprisonnement envers tous ceux qui évoquent le génocide arménien, qui est plutôt qualifié de guerre en Turquie. Le 18 mars 2005, cent vingt associations turques avaient rassemblé leurs membres pour protester contre l’érection d’un mémorial du génocide arménien à Lyon. Les pancartes négationnistes étaient légion, et les slogans en langue turque repris en chœur, accompagnés des signes distinctifs du mouvement extrémiste des Loups gris, jusqu’à ce que le cortège arrive place Bellecour, fortement symbolique. Le consul général turc avait béni cette manifestation et, d’ailleurs, envoyé un courrier clairement négationniste au magazine lyonnais Lyon Mag’, publié dans leur numéro du mois d’avril 2005. Cette manifestation infâme et honteuse a eu pour résultat de mettre à jour la partie désormais visible d’un iceberg dangereux : le négationnisme du génocide arménien qui, au même titre que tout autre génocide, doit être condamné. Pour cela, la loi Gayssot de 2001 prévoyait des peines, qui sont reprises dans la proposition de loi votée cette semaine à l’Assemblée. Cette loi n’est donc qu’un rappel, et ne doit pas prendre plus de valeur qu’elle n’en a intrinsèquement. Toutefois, il semble nécessaire qu’elle soit mise en place pour rappeler à tous que nier un génocide est une manière de le perenniser, bien qu’il ait vu son heure il y a quatre-vingt-dix ans.

Les politiques surfent sur la vague, bien sûr, en bons démagogues qu’ils sont et qu’ils se doivent d’être à quelques mois d’une échéance présidentielle plus importante que jamais ; mais les souffrances de ces peuples et le devoir de mémoire n’est-il pas plus important que la polémique ? La visite de Monsieur Jacques Chirac, président de la République française, en Arménie, il y a quelques semaines, a été, à mon humble avis, un pas de plus pour l’Arménie, bien plus utile que celui que représente une telle loi pour le respect de sa mémoire. Cette jeune république, fondée après la chute de l’Union soviétique, a fort à faire pour se sortir de conditions économiques précaires et décoller enfin dans le nouveau monde. Mais nul doute que seules ses qualités lui permettront de devenir un pays parmi les autres, un partenaire privilégié pour les grandes nations, et non les lois des autres pays, qui y cherchent souvent leur compte avant tout, bien qu’il soit tout à fait honorable de rendre à ce peuple, et à toutes les autres victimes de pareilles atrocités, tout leur honneur, dans le respect de l’histoire. Jacques Chirac et Ségolène Royal, entre autres, se sont prononcés pour que la Turquie reconnaisse ce génocide, ce qu’elle n’est pas disposée à faire, mais le plus important reste que l’opinion publique respecte ce peuple, opprimé et quasiment supprimé, qui a su s’intégrer dans toutes les sociétés du monde et faire sa place, à la seule force de son travail, comme tant d’autres peuples. Il reste tout de même que quelqu’un devra un jour payer la facture, et reconnaître enfin ce génocide, qui a été le premier du XXe siècle et fait encore aujourd’hui, malheureusement, polémique.

Bien sûr, le passé de son empire ne doit pas être imputé à la République laïque turque actuelle, bien loin des idéaux des Jeunes-Turcs et même de son père rénovateur, Mustafa Kemal, disparu en 1938. Le père des Turcs (Atatürk) avait proclamé la République et réformé son pays, pour aseptiser le lourd héritage de l’Empire ottoman depuis Ankara, la capitale qu’il a imposée. C’est d’ailleurs dans les rues d’Ankara que les Turcs protestent en ces jours tristes contre la proposition de loi française adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale.


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