Galileo, Soyouz, Arianespace... et le management de projet (international)

par Laurent Simon
mardi 2 septembre 2014

Deux satellites Galileo qui se perdent en route, le programme européen n'avait pas besoin de cette nouvelle péripétie ! Heureusement, la perte de deux satellites Galileo, fabriqués en série, donc à faible coût, n'est pas in fine dramatique, d'autant qu'elle ne devrait pas décaler beaucoup la mise en service opérationnelle des services Galileo.

Ce programme est doublement international : européen par son financement, sa gouvernance et ses acteurs industriels, il a aussi une facette russe avec les lancements par Soyouz. Or le management de ces projets complexes souffre souvent au niveau de la "gestion des interfaces" (entre équipes, services, entreprises et agences gouvernementales). Est-ce le cas ici ?

De toute façon la question des responsabilités se pose. Avec peut-être la perspective de clarifier "qui fait quoi" avec les partenaires russes du programme Soyouz, comme après l'échec retentissant de l'explosion en vol d'Ariane 5 en 2002 ?

Et ne s'est-on pas réjoui trop vite à Kourou ?

Quel est le problème, et avec quelles conséquences ?


Comme nous l'avons vu dans le précédent article [1], les deux satellites Galileo lancés récemment par Arianespace avec Soyouz ont été placés sur une mauvaise orbite, qui présente trois défauts majeurs :

  1.  orbite beaucoup plus elliptique que prévue
  2.  trop basse de près de 4000 kilomètres
  3.  et dans un plan incliné de plus de 5° par rapport au plan prévu.

Et si les deux premiers écarts pourraient être compensés, au détriment de la durée de vie de ces satellites, le 3e semble irrémédiable, car les corrections de trajectoires correspondantes sont beaucoup trop consommatrices d'énergie.

"Même lorsqu'il s'agit de corriger une orbite de 1 à 2 degrés, c'est souvent toute une histoire pour la remettre dans le bon plan, et cela demande une très grande quantité d'énergie. Alors corriger plus de 5 degrés... Il faudra se poser la question de savoir si les moteurs le permettent, et si le jeu en vaut la chandelle" analyse Michel Capderou, chercheur au Laboratoire de Météorologie Dynamique (LMD) à l'École Polytechnique, et auteur du livre "Satellites : de Kepler au GPS". [2]

Les deux satellites semblent donc bien perdus, sans que cela ne soit dramatique :

Mais pourquoi une si mauvaise orbite ?


Une commission d'enquête indépendante a été nommée, qui rendra ses conclusions le 8 septembre.

Mais selon Jean-Yves Le Gall,"ce qui est le plus probable, c'est que le dysfonctionnement se situe au niveau du quatrième étage du Soyouz, l'étage supérieur Fregat, qui place les satellites sur leur orbite définitive après deux impulsions consécutives". [4]

" Pour une raison encore inconnue, la deuxième impulsion n'a pas été donnée dans la bonne direction" . Selon lui, "Soyouz n'est pas directement concerné par cet échec. C'est uniquement l'étage supérieur Fregat qui est concerné. Ce module résulte d'un co-développement entre Russes et Européens que nous avons mené à la fin des années 90" et qui 'a fonctionné sans échec plus d'une quarantaine de fois".

Détecter les erreurs, quand il en est encore temps...


Mais selon nous une autre question est essentielle : pourquoi l'erreur d'orbite n'a t elle pas été détectée aussitôt ?

Car le domaine spatial regorge d'incidents, ou d'accidents, car le moindre dysfonctionnement peut causer, par exemple, une explosion de fusée -spectaculaire- en vol, très visible, et que les médias ne laissent pas passer !

Et les précédents, nombreux, sont très instructifs. Voici une liste d'événements assez récents, presque un événement par an entre 1999 et 2004 :

Comme le remarquait la NASA, "le problème n'a pas été l'erreur en elle-même, mais l'incapacité à détecter l'erreur". [5].

... donc s'organiser pour détecter ces erreurs en temps utile !


Et ceci peut être redit pour cette mauvaise orbite des satellites Galileo : le dysfonctionnement ne fut constaté que plusieurs heures après le lancement, alors que tous les acteurs s'étaient réjouis d'un nouveau succès ! Ainsi :

La commission d'enquête indépendante, qui doit remettre ses conclusions le 8 septembre, saura faire apparaître ces manquements, qui semblent patents.

A contrario remarquons d'ailleurs que des vérifications, même tardives, permettent de corriger, brillamment, certains dysfonctionnement majeurs (voir encadré, reprise d'un paragraphe d'une page de Wikipedia). A condition bien sûr que les délais ne soient pas trop contraints, et que de (nombreuses) simulations puissent être faites.

L'anomalie du système de télécommunication de Huygens et Cassini

En février 2000 des tests de performance réalistes simulant les liaisons radio entre Huygens et Cassini mises en œuvre durant la descente vers le sol de Titan, détectent que, dans ces conditions, 90 % des données émises par Huygens sont perdues.

Une investigation menée par une commission comportant des représentants de l'ESA, de la NASA et des industriels concernés - Alenia Spazio en tant que concepteur du système de télécommunications et Alcatel ex-Aerospatiale en tant qu'intégrateur - permet de déterminer que les changements intervenus dans la conception de Cassini ont induit un certain flou dans le cahier des charges du système de télécommunications de Huygens. Il en résulte que les données sont transmises par Huygens dans une plage de fréquence située pratiquement à l'extérieur des capacités du récepteur de Cassini après application de l'effet Doppler induit par les mouvement relatifs des deux engins spatiaux.

Pour contourner cette anomalie une modification majeure de la trajectoire de l'orbiteur et du scénario de séparation des deux engins est décidée en juillet 2001. Pour limiter l'effet Doppler la distance entre l'orbiteur et l'atterrisseur au moment de l'arrivée de ce dernier sur Titan est portée de 1 200 km à 65 000 km ce qui diminue fortement la vitesse relative d'un engin par rapport à l'autre. Mais pour obtenir ce résultat il est nécessaire de réduire la première orbite autour de Saturne de 148 à 116 jours ce qui diminue d'un quart à un tiers la quantité d'ergols disponible pour la suite de la mission. Celle-ci s'en trouve potentiellement raccourcie de 8 à 10 mois.

Autre question pour la Commission d'enquête : vers plus de professionalisme des lancements Soyouz ?

Une autre question à laquelle devra répondre la Commission d'enquête est relative à l'évolution dans les lancements Soyouz à Kourou : est-on allé vers de plus en plus de professionalisme ? Ou a t on constaté un relâchement, même léger ?

Puisque tous les lancements de Soyouz depuis Kourou ont été des succès, y compris le premier qui consistait justement à mettre sur orbite des satellites Galileo [6], a-t-on fait preuve de la même vigilance ? A t on appliqué les mêmes procédures ?

Un indice intéressant sera de savoir si l'on s'est réjoui aussi vite que cette fois, dans la salle de contrôle de Kourou, lors des premiers lancements des satellites Galileo, et avant de disposer de données réelles sur les trajectoires des satellites. Puisque ce sont les seules données permettant de juger du succès du lancement (il ne s'agit pas du succès total, qui lui est subordonné à une batterie de tests, à réaliser sur le satellite lui-même).

Et qu'en est-il des responsabilités respectives ?


Même si le recours aux industriels russes (de Soyouz) pose des questions spécifiques, il est utile de rappeler que les dysfonctionnements cités plus haut, dans le domaine spatial, sont aussi liés à des questions organisationnelles, à des problèmes de communication, entre deux équipes (système métrique versus 'impérial') ou deux services d'une même agence (la Nasa ici), ainsi qu'à une mauvaise organisation (des tests sur le banc de test).

Il s'git de non-conformités, bien connues par les responsables "qualité" dans une entreprise. Dont une bonne partie sont liées à la "gestion des interfaces" entre les différentes entreprises ou rganisations, entre les différents services ou équipes.

Avec la lancinante question des responsabilités, sous-jacente. "Nous avons demandé des explications aux industriels russes RKTs Progress etr NPO Lavotchkine, partenaires du programme Soyouz", assurait au JDD le patron d'Arianespace Stéphane Israël. [7]

Car si Jean Yves Le Gall concluait : «  Est-ce que c'est lié à un élément mal programmé ou un équipement défectueux ? La commission d'enquête devra le dire. », dans ces deux cas la responsabilité d'Arianespace semble engagée :

L'hypothèse d'un sabotage ne peut d'ailleurs être selon nous complètement écartée, étant donnés les aspects éminemment stratégiques du programme Galmileo, qui concurrencera à la fois le GPS américain, le GLONASS russe et le BEIDU chinois. Mais même dans ce cas la responsabilité d'Arianespace resterait, in fine, engagée.

Clarifier les responsabilités respectives, comme pour Ariane 5 ECA en 2002 ?


Enfin, ne serait-il pas nécessaire de faire le même travail de clarification des responsabilités, qu'après l'échec cuisant, le 11 décembre 2002, du lancement d'une Ariane 5 ECA ? La fusée européenne était alors détruite en vol à la suite de la défaillance d'une tuyère du moteur.

Ce retentissant échec avait été finalement salutaire, car les 10 pays membres de l'Agence spatiale européenne (ESA) se réunirent et trouvèrent un accord industriel et financier. Un nouveau partage du travail est réalisé entre EADS Astrium, le fabricant de la fusée, Safran, celui du moteur Vulcain, et Arianespace, la société de marketing et de commercialisation.

Astrium devint le maître d'oeuvre et fut le seul habilité à passer les contrats auprès des 86 sous-traitants du lanceur. «  Auparavant, chaque pays membre de l'ESA passait des contrats à plusieurs fournisseurs. Désormais, Astrium est le patron d'une fusée complète », insistait Alain Charmeau. De son côté, Arianespace devint l'acheteur des fusées, le négociateur avec les opérateurs de satellites (qui lui achètent un tir et une orbite) et celui qui achève la pose finale du satellite sur la fusée à Kourou.

Et le lanceur Ariane 5 connut une nouvelle vie depuis 2003. Auparavant, "14 lancements et 4 échecs. Depuis, 23 lancements, autant de succès, qui proviennent", notamment, "d'une simplification de l'organisation industrielle, avec la fabrication du lanceur confiée à un seul responsable, Astrium, tandis qu'Arianespace s'occupe des lancements, de la signature des contrats à la livraison du satellite en orbite. [8] Faut-il rappeler que ces succès ont été largement étendus, avec les brillants 60 tirs réussis d'affilée d'Ariane 5, depuis cette date ?

Car cette clarification n'a probablement pas été faite aussi bien par rapport aux fournisseurs russes, qui, au vu de leurs déboires actuels (par exemple 6 échecs en 6 ans pour Proton) pourraient également bénéficier de cette démarche salutaire !

Et pour en revenir aux satellites Galileo, dont plusieurs dizaines doivent être lancés, par 2 avec Soyouz (c'était en tout cas ce qui était prévu) et par 4 avec Ariane 5, cette nouvelle clarification ne pourra être que bénéfique pour Arianespace, ne serait-ce qu'avec la perspective de la future Ariane 5 ME et/ou Ariane 6.


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