Génération volée : un douloureux devoir de mémoire

par Didier B
mardi 5 février 2008

Le devoir de mémoire est le devoir qu’a un pays de reconnaître les souffrances subies par certaines catégories de la population, surtout lorsqu’il en est responsable. De discours en commémorations, en passant par l’établissement de « lois mémorielles », quelques Etats se penchent sur leur passé et tentent de l’intégrer à leur avenir.

Marquant ainsi une étape sur le chemin de la repentance et du devoir de mémoire à l’égard de la communauté aborigène d’Australie, Kevin Rudd, le Premier ministre australien, ouvrira la session parlementaire du 13 février 2008 par un discours présentant les excuses du gouvernement à la « génération volée  » des aborigènes d’Autralie.

Ramenez-les à la maison !

La prise de conscience des Australiens sur les injustices dont avait été victime la communauté aborigène s’est effectuée progressivement à partir des années 80.

Mais c’est en avril 1997, quand paraît le rapport « Bringing them home » (Ramenez-les à la maison), que le pays réalise ce que son gouvernement a réalisé au cours du siècle précèdent.

Ce rapport détaillait comment, entre 1869 et 1969, des enfants métis de la communauté aborigène avaient été enlevés à leurs parents, sans leur autorisation, pour être placés dans des institutions ou dans des familles d’accueil blanches.

A partir de 1950, chaque Etat australien disposait d’un arsenal législatif permettant à la police et aux agences gouvernementales d’enlever les enfants métis de la communauté aborigène, et de les confier à des institutions spécialisées.

Le but déclaré de ces placements d’office était de faciliter l’assimilation culturelle des métis dans la société australienne blanche.

D’après la commission d’enquête, au moins 100 000 enfants soit 10 % des enfants aborigènes furent ainsi retirés à leurs parents, et chaque famille aborigène a été affectée, sur une ou plusieurs générations sur la période allant de 1910 à 1970. Si la commission a mis en exergue les nombreux cas d’éloignements forcés, de tromperies par des agents gouvernementaux ou d’enlèvements sous la menace, elle a aussi noté que certaines familles aborigènes s’étaient séparées volontairement de leurs enfants.

La plupart des enfants étaient placés dans des institutions religieuses ou charitables et y étaient formés comme ouvriers agricoles pour les garçons et domestiques pour les filles, avec interdiction de parler leurs langues natales et de fréquenter des aborigènes.

A l’issue de ce rapport, la commission faisait trois recommandations au gouvernement :

Le rapport se conclut par des mots d’une rare violence : « Les communautés et familles aborigènes ont enduré des violations flagrantes de leurs droits fondamentaux. Ces violations continuent d’affecter les aborigènes aujourd’hui. Il s’agissait d’un génocide, destiné à anéantir les cultures, communautés et familles aborigènes, pourtant vitales au précieux et inaliénable héritage de l’Australie  ».

Une repentance contrariée

Si les parlements des sept Etats et territoires formant la fédération présentèrent leurs excuses entre mai et septembre 1997, le gouvernement fédéral de John Howard, élu en 1996, s’y refusa et ne proposa que le vote d’une motion au Parlement ne contenant que les mots « ... regrets sincères et profonds...  », craignant d’avoir à payer des réparations aux victimes si des excuses officielles étaient présentées.

Dès 1998, fut instaurée la Journée nationale du pardon (National Sorry Day), fixée au 26 mai, pour reconnaître le mal fait aux familles aborigènes et pour permettre le début d’un processus de guérison.

Depuis la publication du rapport, des membres de la frange ultraconservatrice du Parti libéral (au pouvoir de 1996 à 2007) mettent en doute la véracité des faits décrits dans le rapport.

En outre, ils remettent en cause l’interprétation de l’histoire de l’Australie faite par les historiens, c’est-à-dire comme entachée par l’impérialisme, l’exploitation, les mauvais traitements, les expropriations et le génocide culturel.

En 2000, le ministre des Affaires aborigène présentait au Parlement un rapport qui mettait en doute le fait qu’une « génération volée » ait jamais existée dans la mesure ou 10 % des enfants ne pouvait pas constituer une génération complète.

Face aux protestations de la presse et de manifestants, le ministre présenta des excuses disant « comprendre que certains pouvait se sentir offensés », mais refusa de remettre en cause le rapport.

Le chemin à parcourir

Après l’annonce par le nouveau Premier ministre travailliste, Kevin Rudd, élu en décembre 2007, que le gouvernement australien ferait des excuses, la controverse continue.

Le Parti libéral, désormais dans l’opposition, est divisé. Le journaliste conservateur Andrew Bolt, taxé de négationnisme par le Pr Robert Manne (The Age, 9 septembre 2006), publie le 30 janvier un article dans le Herald Sun intitulé : « Nous ne devrions pas nous excuser auprès des aborigènes », n’hésitant pas à dire que rien de tout ceci n’est jamais arrivé.

De plus, s’il est prêt à présenter des excuses, le gouvernement Rudd refuse de le faire au nom du peuple australien. Il refuse également d’envisager de dédommager les victimes, arguant que les générations actuelles n’ont pas à être pénalisée à cause du comportement des anciennes.

Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir à l’Australie avant de faire la paix avec son passé, d’autant qu’il lui faut aussi traiter avec les « lois pour une Australie blanche » (White Australia Policy), qui interdisaient ou limitaient fortement l’immigration de personnes non-européennes ou non-blanches de 1901 à 1973 et qui hantent le débat politique avec l’émergence de partis nationalistes comme One Nation.

Gageons qu’une grande démocratie comme l’Australie saura, comme la France l’a fait en son temps, trouver le courage de regarder son passé et ne plus avoir peur.

Sources :

Bringing them home : Report of the National Inquiry into the Separation of Aboriginal and Torres Strait Islander Children from Their Families

Bringing them home : Community Guide


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