Géopolitique et S-400

par Vincent Verschoore
mercredi 10 octobre 2018

En quoi les systèmes de défense anti-aérienne S-400 redéfinissent le contexte géopolitique, du Moyen-Orient à l'Asie.

Le budget militaire américain actuel est de l’ordre de 590 milliards de dollars US, contre 65 milliards pour les Russes et 215 milliards pour les Chinois (1). Donald Trump veut faire passer le budget US à 618 milliards en 2019, les US investissant dans le militaire plus du double de la somme réunie par ses deux concurrents principaux, la Russie et la Chine ! En termes de pourcentage du PIB par contre, ce sont les Russes qui investissent le plus (+ de 5%) suivi des Américains (4%) et les Chinois (à peine 2%). On peut s’attendre, dans un climat de plus en plus tendu, à ce que les Chinois décident de faire jeu égal avec les Américains et augmentent leur budget défense de façon significative. Des trois pays ce sont les Russes qui ont – et de loin – le plus petit budget mais ce sont aussi eux qui l’utilisent le plus efficacement, donnant l’impression de faire jeu égal avec les US alors que sur papier il n’en est rien.

Les rapports de forces militaires entre les trois puissances dominantes du monde actuel que sont les USA, la Russie et la Chine imposent certaines limites sur les autres conflits que se livrent ces pays, notamment les conflits politiques et commerciaux. Ils imposent également des limites aux conflits armés régionaux où s’affrontent, ou risquent de s’affronter, les alliés respectifs de ces puissances, à commencer par la Syrie où se côtoient différentes forces aux objectifs et allégeances pas toujours évidentes à suivre.

Le récent drame du tir accidentel d’un lance-missile anti-aérien S-200 des forces syriennes à l’encontre d’un avion de reconnaissance russe Il-20, avec 15 personnes à bord (2), tir visant des avions israéliens F-16 menant une opération contre des forces iraniennes (ou du Hezbollah) du côté de Lataquié – là où se situe la principale basse russe en Syrie – a eu pour effet immédiat la livraison par la Russie aux Syriens d’une batterie de systèmes anti-aériens S-300, nettement plus performants que les S-200.

Autant les Israéliens craignent moyennement les vieux S-200, autant la version S-300 est susceptible de leur interdire un espace aérien ainsi protégé, à moins de mettre à l’épreuve leurs tout nouveaux F-35. Le F-35 est un avion de combat dit furtif doté d’armes de longue portée air-sol, certainement supérieur en cela aux F-16 qu’il va remplacer au fil du temps en Israël ainsi qu’aux USA. Il reste néanmoins vulnérable face au S-300 – et avec un prix de l’ordre de 100 millions de dollars pièce, la force aérienne israélienne va sans doute y réfléchir à deux fois avant de risquer un tel affrontement ! D’où les cris d’orfraie des Israéliens à l’annonce de cette livraison.

Cet exemple illustre la manière dont l’apport d’un nouveau type d’arme sur un théâtre opérationnel peut rapidement modifier l’équilibre militaire et, donc, la situation géopolitique. Si les Israéliens se trouvent interdits de vol dans le ciel syrien du fait des S-300, les mouvements de troupes iraniennes et les convois d’approvisionnement du Hezbollah libanais en seraient facilités, accélérant la reprise en main de son territoire par l’autorité syrienne – que cela plaise ou non aux occidentaux. En même temps, cet acte signale une prise de position russe vis-à-vis d’Israël, et donc des USA, qu’elle n’avait pas voulu adopter jusqu’à présent, mais la perte du Il-20 par la ruse israélienne les aura poussé à franchir le pas et les Israéliens risquent de s’en mordre les doigts.

Autre exemple de l’autre côté du globe, en mer de Chine : la volonté chinoise de s’approprier le contrôle de l’ensemble de cette zone, en créant une base artificielle sur les îles Spratleys, percute la volonté américaine d’en faire respecter le statut officiel de zone libre internationale. Pour ce faire la marine US fait croiser son destroyer USS Mustin à 12 miles des îles, provoquant les Chinois qui ont dernièrement manqué de percuter le Mustin avec deux de leurs propres navires. Cela peut-il dégénérer en bataille navale locale ? Le Mustin est un destroyer de la classe Arleigh-Burke doté d’un vaste arsenal de missiles et d’armes en tous genres. Les USA disposent de 66 navires de ce type, sans compter le reste (porte-avions, sous-marins etc..). L’équivalent chinois est la classe de destroyers 052D, marginalement moins puissante que l’Arleigh-Burke mais, surtout, au nombre de « seulement » 9 dans cette classe – plus une vingtaine de classes plus anciennes.

Même si un conflit entre les USA et la Chine ne se résumerait pas à une bataille navale entre destroyers, ce différentiel de capacité est représentatif du différentiel de capacité militaire globale projetable (c’est-à-dire sans compter les forces défensives et notamment l’armée de terre, plus importante en Chine qu’aux USA) entre ces deux pays. Certes les deux côtés – trois en comptant la Russie – disposent de l’arme atomique et de vecteurs balistiques, mais la destruction mutuelle n’est sans doute pas actuellement une option, aucun des trois n’exprimant de volonté suicidaire.

La force militaire conventionnelle projetable en tout lieu géostratégique reste ainsi un élément central du rapport de force géopolitique, et dans le cas USA-Chine il permet par exemple au premier de lancer une guerre tarifaire sur le second en sachant que la réponse, vu le différentiel de rapport de force, ne sera probablement pas de nature militaire. Il permet également aux USA d’imposer des sanctions unilatérales aux Russes et de les accuser de tous les maux sans grand risque d’encourir une réplique militaire conventionnelle ou nucléaire. La supériorité navale est clairement acquise aux USA, qui disposent de 20 porte-avions pour un seul russe et un seul chinois, et 85 destroyers (dont une vingtaine de croiseurs vieillissants de la classe Ticonderoga) contre 32 chinois et 19 russes (dont le croiseur lourd Pierre Le Grand de la classe Kirov, un monstre de 250m de long à propulsion nucléaire).

La supériorité aérienne est généralement la clé de voûte des conflits modernes. Même si elle ne garantit pas la victoire au sol, comme les américains ont pu s’en rendre compte en Afghanistan et en Irak, sans supériorité aérienne la campagne contre l’Etat Islamique en Syrie et en Irak airait été un fiasco complet, et les Russes n’auraient pas pu sauver le régime de Bachar-el-Assad des griffes djihadistes (les « vrais » rebelles syriens ayant été liquidés ou intégrés aux islamistes bien avant l’arrivée des Russes). Et c’est bien cette question de supériorité qui se joue actuellement entre Syrien, Iraniens, Turcs et Israéliens dans l’espace aérien syrien et libanais, et par extension entre les USA et la Russie qui, outre une présence sur place très contrôlée pour éviter les accrocs, livrent du matériel à leurs alliés respectifs du moment.

Il est assez extraordinaire de constater qu’à l’heure actuelle, aucune confrontation aérienne entre appareils modernes d’origine américaine et russe n’a eu lieu. Des lignes rouges entre Israéliens, Russes et Américains survolant la Syrie ont jusqu’à présent permis d’éviter le pire, chacun profitant de l’occasion pour tester ses appareils dans un cadre relativement réaliste. Les Américains ont ressortit toute leur panoplie (4), la plupart déjà testés lors des guerres du Golfe, en Afghanistan et en Irak : les fameux F-16, F-15, F-18, A-10 et autres bombardiers B-1 et B-52 ainsi que les drones type Predator et Reaper. A tout ce beau monde s’ajoute le plus récent F-22 furtif, l’avion le plus sophistiqué du monde et aussi le plus cher à 150 millions de dollars pièce. Le F-22 étant essentiellement un avion de supériorité aérienne et l’ennemi officiel ne possédant aucune aviation, sa présence sur place relève sans doute plus d’une démonstration de force à l’encontre des Iraniens que d’un quelconque usage pratique.

Néanmoins, et c’est un élément clé, la liberté de mouvement de tous ces vecteurs de destruction, furtifs ou pas, est très fortement menacée par les systèmes anti-aériens russes S-300 et, surtout, S-400 aujourd’hui, sans même parler des S-500 de demain déjà en cours de test. Les S-400 sont une évolution majeure des S-300 et ferment de fait l’espace aérien ainsi protégé à tout vecteur aérien, même hypersonique ou balistique. La Russie est disposée à vendre le S-400, une partie non négligeable de ses revenus étant liée à ses exportations d’armes (5), et parmi ses clients se trouvent la Chine, l’Inde mais aussi des alliés des USA tels l’Arabie Saoudite et la Turquie.

Les USA voient d’un – très – mauvais œil l’installation de part le monde de systèmes S-400 lui interdisant de fait le survol des territoires ainsi défendus, et ce malgré les dépenses faramineuses associées aux développements des avions furtifs type F-22 , F-35 et B-2 ou avions espions type U-2. A tel point qu’en 2017 les USA ont inventé le Countering America’s Adversaries Sanctions Act (CAATSA), leur donnant le « droit » d’agir contre tout pays ou organisation susceptible de « désordonner la sécurité internationale », autrement dit de s’offrir à moindre coût la capacité de remettre en cause sa supériorité aérienne (6). Un bataillon S-400 comprenant 8 lanceurs, 112 missiles et le systèmes de guidage coûte de l’ordre de 400 millions de dollars, soit quatre F-35 mais avec la capacité d’en descendre quelques dizaines…

Dans le cas de l’Inde, a priori alliée de l’Occident dans son face-à-face avec la Chine mais également militairement proche de la Russie (son armée de l’air étant équipée en majorité de chasseurs russes, en plus des quelques Mirages et Rafales français), les USA ont « toléré » l’acquisition par l’Inde des S-400 suite à négociations dont l’un des paramètres est la non-divulgation par les Indiens aux Russes des signatures des appareils alliés « vu » par le S-400 (7).

Malgré les éventuelles sanctions US le Qatar a également l’intention de se procurer les S-400, confirmant sa volonté de ne pas se laisser faire par la coalition menée par les saoudiens depuis 2017 lui reprochant sa proximité avec l’Iran. Le Qatar est déjà un bon clients pour les systèmes d’armes US, européens et même chinois, et depuis la signature d’un partenariat en octobre 2017 avec la Russie il s’équipe logiquement du meilleur système de défense anti-aérien et anti-missiles du moment, le S-400 russe (8). Il est très peu probable que quiconque tente une invasion du Qatar, ou de tout autre pays ainsi équipé. L’Iran dispose déjà de S-300, et se pose la question d’acquérir la version S-400 face aux bruits de bottes du régime US. La présence de ces systèmes serait une déterrence majeure face aux velléités guerrières de l’axe USA-Israël-Arabie saoudite à son encontre.

Ceci s’inscrit dans l’éternelle course entre l’épée et l’armure, la balle et la cuirasse, le bombardier et la DCA, le missile et le missile anti-missiles. Pour contourner les S-400 d’un côté ou les batteries Patriot de l’autre, Américains, Russes et Chinois planchent sur des systèmes d’armes encore plus furtifs et rapides mais, surtout, sur des systèmes miniaturisés fonctionnant en essaims et pilotés par une intelligence artificielle de combat. Et là on entre vraiment en territoire inconnu et hautement dangereux pour l’avenir de l’Humanité (9).

 

Notes :

(1) http://armedforces.eu/

(2) https://www.theguardian.com/world/2018/sep/18/russia-military-aircraft-syria-jet-lost-contact

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Eles_Spratleys

(4) https://www.military.com/daily-news/2017/06/02/f15es-a10s-leading-air-war-isis-stats-show.html

(5) http://www.lefigaro.fr/international/2014/12/15/01003-20141215ARTFIG00364-la-russie-n-a-jamais-autant-vendu-d-armes.php

(6) https://www.aljazeera.com/indepth/features/countries-buy-controversial-russian-400-181007205808578.html

(7) https://www.indiatoday.in/magazine/the-big-story/story/20180813-s-400-the-geopolitical-missile-1303340-2018-08-06

(8) https://fr.wikipedia.org/wiki/S-400_Triumph

(9) https://zerhubarbeblog.net/2018/09/20/principes-de-guerre-et-intelligence-artificielle/


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