Guerre froide économique et interventions en Libye et Côte d’Ivoire

par Bernard Dugué
mercredi 13 avril 2011

 Les révoltes populaires dans les pays arabes ont surpris les observateurs du monde qui ne s’attendaient pas à de tels événements. Pas plus qu’ils ne pouvaient prévoir l’intervention armée intempestive de la France dans les conflits en Libye et en Côte d’Ivoire. Officiellement, la France agit à la demande de l’ONU afin de préserver les populations civiles des tueries pouvant être provoquées par les armes lourdes de Kadhafi ou de Gbagbo. Mais nul n’est dupe, pas plus les citoyens français que les chefs des diplomaties mondiales. La France et une partie des pays représentés à l’ONU cherchent à se débarrasser du sulfureux colonel Kadhafi et de l’encombrant Laurent Gbagbo. Jean-Marie Colombani y voit l’amorce d’une Europe présente sur la scène internationale, plus précisément, sur le continent africain. D’autres pensent que la France est un sous-marin au service des Etats-Unis. La vérité n’est pas accessible. Les raisons profondes de ces décisions et manœuvres géopolitiques exécutées avec l’appui des armées ne sont pas connues explicitement, échappant à la transparence de Wikileaks ou aux données récupérées par les journalistes d’investigation. Nous vivons à l’ère du tsunami des informations et de la diffusion des supputations et autres hypothèses sérieuses ou de comptoir. Il sera donc difficile de tracer une ligne d’interprétation certaine des événements conflictuels se déroulant actuellement en Afrique. Néanmoins, on pourra y voir quelques signes forts d’une réorganisation du monde et un étrange indice lancé depuis Abidjan. Les forces de l’ONU, jusqu’alors déployées dans le monde pour sécuriser les populations et servir de tampon afin de prévenir des conflits entre présences hostiles aux frontières, sont « intervenues » pour appuyer officiellement, avec l’armée française, la victoire militaire d’un camp légitimé par les urnes puis la communauté internationale, contre un autre camp se réclamant d’une autre légitimité (SarCréon contre AntiGbo ?)

 

 L’intervention de la France n’a rien de surprenant puisqu’elle dispose de la force Licorne installée en Côte d’Ivoire depuis 2002. La France n’a fait qu’aider à renverser le gouvernement en prenant appui sur une légitimité démocratique et diplomatique mais quoi qu’on en dise, cette force Licorne est une armée d’occupation, comme ce fut le cas de l’armée rouge déployée en Afghanistan dans les années 1980, à la fin de la guerre froide. D’ailleurs, cet événement fut condamné en haut lieu diplomatique et se solda par un boycott des jeux olympiques de Moscou par les Etats-Unis. En 2011, la diplomatie onusienne va dans le sens des actions militaires menées par la France. La guerre froide Est-Ouest se traduisit par des oppositions idéologiques mettant face à face deux puissances qui ne se sont jamais affrontées mais dont les antagonismes se sont projetés à la surface du globe, chaque camp essayant de gagner des pays peu industrialisés à sa cause. Cuba, le Chili, le Viêt-Nam, l’Afghanistan, la Corée et bien d’autres nations ont subi les prolongements de la guerre froide, souvent en servant de théâtre d’opérations militaires et de manipulations diverses. Pendant ce temps, nombre de pays africains sont restés sous la tutelle de l’ancienne puissance coloniale qu’est la France, jouant sur ces territoires à l’écart de la guerre froide pour un motif de moins en moins politique mais de plus en plus économique.

 

 La France possède trois bases militaires permanentes en Afrique, avec en plus des coopérations militaires de circonstance, comme d’ailleurs les Etats-Unis, présents au Japon, aux Philippines et dans quelques dizaines de pays. Officiellement, il est question de sécuriser les territoires, de protéger les populations. Tel fut le motif écrit par l’ONU lors des résolutions 1973 et 1975 autorisant la France, l’Otan, l’ONUCI, à user de la force en Libye et en Côte d’Ivoire. Soudainement, le mot « peuple » est apparu de manière récurrente dans le langage diplomatique, adapté au lissage moral des événements. Même les journalistes sont au garde-à-vous sémantique. Pas plus tard qu’hier, un présentateur du JT a cru bon de préciser que Ouattara a repris un pouvoir gagné par le peuple. Un œil sur les activités économiques françaises menées en Côte d’Ivoire dévoile quelques motifs conduisant la France à appuyer une transition qui, si elle se prolonge dans le temps, est de nature à nuire aux affaires économiques. Le cas de la Libye repose sur un autre contexte qui n’est pas étranger au projet d’Union pour la Méditerranée qu’un Kadhafi semble contrarier. Ensuite, on pourra mettre en avant les réserves en pétrole et gaz dont regorge ce pays. Dans cet univers de la marchandise, on comprend que la Russie et la Chine n’aient pas usé du droit de veto à l’ONU, et ne boycotteront pas les JO de Londres. Les réserves émises par ces deux pays répondent à la morale diplomatique. Traduction : « ce n’est pas bien ce que vous faites en Libye et nous nous tenons à l’écart de ce qui se passe mais si nous étions face à une même situation, nous ferions de même ». Et d’ailleurs, la Russie n’a pas hésité à frapper la Géorgie. Bref, la Libye et la Côte d’Ivoire ne représentent pas un gros intérêt pour une Russie riche en énergies fossiles et une Chine non moins riche en métaux rares.

 

 L’avenir ne se joue plus sur deux antagonismes idéologiques ni même sur un choc de civilisation mais sur une concurrence économique féroce. S’il y a une idéologie qui prédomine, celle-ci est différenciée dans les pays sous la forme presque universelle du patriotisme économique, voire d’un néo-nationalisme porté par les enjeux économiques. Les interventions récentes, en Irak puis en Libye ou en Côte d’Ivoire, ne traduisent pas forcément le souci de la démocratie. Certes, c’est ce motif que propage la doxa diplomatique américaine, française, britannique, européenne, mais le ressort le plus essentiel semble être le souci de l’économie. Un pouvoir dictatorial n’est plus forcément adapté, comme par le passé, à la sécurisation des opérations économiques. C’est pour cette raison que la démocratie est privilégiée, parfois imposée avec la force. D’autres raisons cachées interviennent dans la genèse des conflits mais le schème dominant pour les prochaines années sera celui de la guerre froide économique et ce n’est pas prêt de finir.

 


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