Guerre globale, chaos et imbroglio au Moyen Orient
par Bernard Dugué
jeudi 15 octobre 2015
Le concept de guerre mondiale ne convient pas pour définir ce qui se passe actuellement au Moyen Orient et que la plupart des gens doués de bon sens considèrent comme inquiétant. La guerre mondiale a eu lieu deux fois, en 1914 et en 1939. Ensuite ce fut le temps de la guerre froide. Deux blocs stables administrant la paix au sein de leur territoire tout en intervenant dans des zones périphériques pour conduire des guerres locales. Les deux plus intenses et célèbres étant celles du Viet-Nam dans la décennie 1960 et de l’Afghanistan au début des années 80. Deux décennies plus tard, une guerre indéfinissable, floue, non localisée, est apparue avec le fait géopolitique de ce qu’on peine à nommer. Islamisme, fachislamisme, islamisme radical, expansionnisme islamique, islam régressif ? Bref, on ne sait pas nommer ce phénomène mais on sait nommer ceux qui y participent ; combattants, djihadistes, terroristes, kamikazes… A l’ère de la globalisation, il n’y a pas que les entreprises qui délocalisent. La guerre aussi est délocalisée pour devenir globale.
Observons la configuration sur le terrain en 2015. Personne ne comprend vraiment ce qui se passe, qui est allié avec qui, quels sont les stratégies et les enjeux, où sont les activistes, les chefs, les financiers. Bien évidemment, nous avons tous une petite idée mais cela ne résout pas la question première de la compréhension du phénomène historique qui se déroule à quelque milliers de kilomètres de nos frontières. A l’époque de la guerre froide, les experts en relations internationales parlaient de billard à trois bandes pour qualifier des stratégies pas toujours nettes. En 2015, le billard à trois bandes est bien trop simple pour qualifier la situation actuelle qui relève de l’imbroglio total. Alors l’opinion devient inquiète car elle ne comprend pas où mène ce round historique. Mais ne pas comprendre, c’est aussi laisser la place à une sorte d’indifférence laissant espérer que ça va bien se terminer un jour. Cette attitude n’est pas forcément bénéfique. En 1933 ou alors 1936, les gens voyaient bien qu’il se tramait des choses mais l’attentisme était de mise alors les gens se disaient que ça pouvait mal se passer mais sans anticiper la colossale déflagration, les tragédies des peuples et les dizaines de millions de victimes.
Est-on sûr de ne rien comprendre ? En vérité, certains aspects importants sont accessibles. En creusant cette étrange affaire qui on l’espère ne sera pas une étrange défaite, on comprend que la situation est plus inquiétante qu’il n’y paraît parce que les acteurs ne jouent pas un jeu cohérent permettant une solution acceptables mais semblent jouer la partie qui les arrange quitte à laisser pourrir la situation et permettre au totalitarisme islamiste de s’étendre.
Dans cette guerre globale, un ennemi évident saute aux yeux des médias car il est aussi désigné par les dirigeants occidentaux, Poutine inclus. C’est l’Etat islamique, Daesh pour nous français. Conformément à la doctrine de Carl Schmitt qui prévaut dans ce genre de configuration, il faut pour chaque nation définir qui est ami et qui est ennemi. Et c’est là que ça se complique. Avec un noyau central, le kernel du conflit, qui n’est autre que la Syrie légale avec ce qui reste d’Etat et de territoire, sa capitale Damas et son chef, Bachar al Assad. Et c’est le premier point qu’il faut régler. On mesure l’incohérence de la situation en notant que la Turquie est dans l’Otan et donc, devrait être contre Daesh en principe mais elle combat les Kurdes qui sont les premiers combattants sur le front de Daesh. La Turquie veut aussi la tête d’Assad mais la Syrie est le point de départ d’un front appuyé par les Russes qui pilonnent un peu partout, y compris le front al-Nosra. Or, ce pilonnage ne plaît pas aux Américains. Pourtant, les activistes d’al-Nosra se réclament d’al-Qaïda, organisation censée être le commanditaire des attentats du 11 septembre.
L’incohérence s’accroît si l’on complète la scène du conflit avec les monarchies du Golfe et notamment l’Arabie Saoudite, puis son ennemi de date récente, la Perse, sans oublier le conflit au Yémen et dans un contexte tout autre, une possibilité de voir surgir des combattants alliés à Daesh dans le Caucase pour « taquiner » les Russes. Erdogan n’est pas très clair avec un régime autocrate qui défend son jeu « démoniaque » bien plus que les intérêts planétaires. Pendant ce temps, notre Garcimore de la diplomatie à l’Elysée ne sait plus quel discours employer et se concentre sur quelques histoires de gaz carbonique alors que se joue le destin tragique de millions d’âmes au Moyen Orient. J’ai oublié dans ce tableau la position d’Israël, pays qui n’agit qu’en fonction de son propre intérêt, se croyant dans son bon droit face au droit international. Quant à l’Etat islamique, on peut mesurer sa capacité de développement en remarquant qu’il contrôle des zones pétrolifères et que son bizness de l’or noir pèse autant que celui du Venezuela ou du Nigeria. C’est un point inquiétant mais tout dépend du cadrage de la situation.
Si les occidentaux libres veulent en finir avec ce totalitarisme islamique, il faut qu’ils jouent collectif, en incluant la Russie et l’Iran, en laissant de côté leurs obsessions contre Assad, en se souvenant que Churchill et Roosevelt s’étaient alliés contre Staline. Il faut aussi de bons stratèges militaires, pas comme les généraux français de l’étrange défaite en 40. Des médias honnêtes sont aussi nécessaires afin que l’opinion publique puisse inciter les dirigeants à aller dans le bon sens. Ou appuyer des dirigeants plaidant pour une alternative. Des gens sérieux évidemment, pas les clowns que sont Mélenchon, Dupont-Aignant ou Mme Le Pen.
Une analyse philosophique n’est pas de trop. Mais le problème de l’Histoire c’est comme la voyance, le plus difficile à voir, c’est l’avenir et même le présent. Alors je conjecture une cohérence historique en sachant que je n’ai pas tous les éléments et que la marchandise et l’égoïsme des masses est un moteur puissant, autant sinon plus que le religieux qu’il faut bien situer dans l’ordre des ressorts socio-historiques. L’Islam arabe a quitté l’Histoire médiévale vers le 14ème siècle, laissant la place à un autre Islam, celui des Ottomans. L’Europe est entrée dans l’Histoire à peu près au même moment, mais c’est une Histoire moderne puis contemporaine puis plus rien car l’Europe est sortie de l’Histoire en 1945 et se trouve désemparée depuis la chute des Soviétiques en 1992. Fukuyama annonçait la fin de l’Histoire, Huntington, le choc des civilisations. C’est un autre scénario qui se dessine avec le retour d’un certain Islam dans l’Histoire, amorcé on ne sait quand pendant le 20ème siècle mais maintenant avéré et actualisé dans cette guerre globale.
Avec un acteur majeur mais assez opaque, l’Arabie Saoudite. Mais aussi la Turquie. Allez savoir ce qui se passe dans la tête d’Erdogan. Se prendrait-il pour Soliman le magnifique ? Après tout, le ridicule ne tue pas. Sarkozy s’est bien pris pour Napoléon. Mais au fait, savez-vous ce qu’est réellement l’Arabie Saoudite ? Si vous le saviez, vous seriez sans doute choqué par les contrats récents passés avec la France.
Tout cet ensemble est vraiment un imbroglio inquiétant. C’était plus simple en 1942. Il y avait les Alliés et l’Axe. En 2015, il y a Daesch, les wahhabites, les salafistes, l’islam modéré, l’islam radical, l’islam chi’îte, l’islam sunnite, l’islam perse, l’islam alaouite, l’opposition modérée en Syrie, l’opposition moins modérée, l’opposition radicale, l’armée syrienne libre, le Qatar, le Yémen, les Kurdes, la Turquie, le pétrole, les migrants, les Russes, l’Iran, la France, la GB, les Etats-Unis, M’dame Merkel, l’Ukraine, l’Europe et François Hollande…il ne manque plus que l’avis éclairé de BHL, quel merdier !
Mais en gros, disons que l’Europe voulait en finir avec l’Histoire et d’ailleurs se croyait sortie de l’Histoire qui au bout du compte n’a été qu’un long calvaire pour les nations européennes, mais au moment où l’Europe ne veut plus de l’Histoire et souhaite en sortir définitivement, un certain Islam veut revenir dans l’Histoire et ça, eh bien ça emmerde sacrément l’Europe ! Un peu moins les Etats-Unis qui se veulent une nation historique et ont des prétentions à faire de l’Histoire, surtout loin de chez eux, sans en subir les conséquences les plus tragiques. Quant à Poutine, il cherche près de Damas des plages de Normandie pour débarquer et sauver l’Occident de la menace totalitaire que représente l’Etat islamique. Quant à l’Iran, il veut perser.
Si ça continue, je vais aller habiter un château en Espagne et regarder sur mon canapé un DVD de Pierre Desproges. Cet imbroglio dépasse mes compétences d’autant plus que les acteurs de cette partie tragique ne dévoilent pas leurs intensions et que nous n’avons pas toutes les informations sur l’état du terrain. L’expansionnisme wahhabiste se heurtera nécessairement au réel, comme ce fut le cas du soviétisme. Il y aura des morts. Quant aux manœuvres de la Russie, je pense que les poutinophobes sont irresponsables. C’est assez malsain de souhaiter l’enlisement et la débâcle des forces russes et syriennes alors qu’ils font le boulot que nous refusons de faire contre Daesh, un job pour réparer ce qui a été causé par la faute des dirigeants américains et européens dans le dossier syrien depuis 2012.