Idéologique ou « idiot logique »

par Argoul
jeudi 7 juin 2007

Le déclencheur : 11 septembre 2001, l’Amérique est sous le choc des attentats.
L’instrument : le président Bush, conservateur assez mal élu, se voit investi d’une mission, reconstruire l’identité de l’Amérique.
La tactique : pour ce faire, il doit redonner du sens à la polarisation entre « eux et nous ». Le « nous » ne peut qu’être pur et bon, animé par le bien. Faire la guerre, c’est alors « purifier » la planète des malfaisants mais aussi « se purifier » du mal que l’on a subi.
L’action : le renversement des talibans en Afghanistan est programmé et réussi. Reste l’Irak, dont le dictateur Saddam Hussein est incontrôlable. Peut-on se fier au « contrôle » de l’atome civil par une agence internationale quand on constate la prolifération des bombes un peu partout ? Peut-on « faire la guerre en dentelles » contre des réseaux fanatiques largement financés et pouvant disposer d’armes de destruction massive ?

Quelle que soit la position morale que l’on puisse avoir, il est utile de comprendre ce raisonnement américain, d’autant que huit Etats européens sur vingt-cinq l’ont, à l’époque, partagé.

Les Etats-Unis se voient les seuls à même de stabiliser l’ordre mondial dont les dysfonctionnements viennent de les toucher au cœur. Ont-ils tort ? Ne les y avons-nous pas poussés ?
• l’ONU a fait la preuve de son impuissance en Irak, en Israël et au Cachemire ;
• les puissances régionales n’ont pas ou plus les moyens (Europe dans les Balkans, France et Belgique au Rwanda, France en Côte d’Ivoire) ;
• le terrorisme devient transétatique et travaillé par un islam dévoyé ;


• les institutions internationales ne peuvent rien contre le terrorisme, l’exemple de la Libye d’hier le prouve : ce n’est que lorsque Ronald Reagan a bombardé le pays en représailles à l’explosion d’un avion américain que le colonel Kadhafi s’est assagi ;
• un dictateur à la tête de l’Irak est capable de livrer une arme de destruction massive à un groupe terroriste ;

• sans les Etats-Unis, l’ONU n’aurait d’ailleurs jamais renvoyé d’inspecteurs en Irak ;
• ni l’Europe ni la Chine n’ont proposé d’alternatives crédibles autres que de faire comme si rien n’était.

Bien avant l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs, les armes nucléaires entre les mains de Saddam Hussein étaient une vieille obsession américaine, à régler par la force militaire malgré politiciens et diplomates, comme le racontait en 1993 Stephen Coonts dans « Le cavalier rouge » (Livre de Poche). L’auteur, diplômé de science politique et ancien pilote de l’aéronavale, est un professionnel de la documentation qui se faisait l’écho des scénarios militaires. Colin Powell : « il n’y aura pas de solution en Irak si on ne démontre pas notre volonté d’aller jusqu’à la guerre. »

Le dernier spasme de la « bulle technologique » après l’économie et la bourse a sans douté été le rêve de Donald Rumsfeld de régler le problème en Irak avec 60 000 hommes et la combinaison technologique des satellites et des missiles de croisière. L’effet de surprise des premières frappes du 20 mars aurait pu « éliminer » proprement Saddam Hussein (7 heures pour recouper les renseignements et 2 heures pour lancer les missiles), mais la manœuvre a échoué. Désormais, le matériel ne remplace plus l’homme et il a fallu se battre sur le terrain, à l’intérieur des villes, occuper le territoire. Fin du virtuel et des jeux vidéo, réalité de la fatigue, des morts et des pertes civiles.

Les idéologues, président Bush en tête, ont alors fait appel à Dieu. Les Conseils des ministres américains commençaient par une prière et le Congrès a institué « un jour d’humilité, de prières et de jeûne ». Lorsque l’on mêle Dieu aux hommes, la politique est évacuée et il n’y a plus rien à négocier. Ne restent que les intérêts nus. L’origine pétrolière de George W. Bush, de Dick Cheney (ex-PDG d’Halliburton), de Condoleeza Rice (ex-membre du Conseil d’Administration de Chevron) et de Spencer Abraham (ex-PDG d’une société de forages), laissent soupçonner un intérêt « stratégique » des Etats-Unis à contrôler les réserves pétrolières irakiennes (112 milliards de barils), d’affaiblir l’OPEP (cartel jamais admis) et les Saoudiens (financiers du terrorisme). Ce conflit d’intérêts risque de se transformer en guerre de religion entre djihadistes et croisés pour le pétrole, voire en « choc des civilisations » entre les 5% de la population mondiale qui consomment 50% des carburants de la planète - et tous les autres.

Déshumaniser l’ennemi, l’animaliser, permet de réduire l’impact émotionnel de cette lutte à mort, en même temps que susciter la peur de l’ennemi, du « complot » qu’il fomente. Les Irakiens saddamisés sont donc à « éliminer », les alliés inamicaux - les Français - sont qualifiés de « singes capitulards » ou « bouffeurs de fromages gluants ».

Les Américains ne s’en sont pas rendu compte, mais ce processus mental est typique des mouvements totalitaires. Hannah Arendt en note les éléments :
• une propagande qui mêle scientisme et prophétisme ;
• des menaces de rater le train de l’Histoire envers ceux qui n’adhèrent pas ;

• une distinction entre bons et méchants qui désigne clairement l’ennemi opposé à « nous » ;
• la bonne conscience de faire le bien du peuple malgré lui.

George W. Bush reconstitue la rhétorique de guerre froide, synonyme d’intransigeance, d’enfermement, d’alignement total, d’approbation complète de la « normalisation » intérieure. Ce que Moscou exigeait hier des partis communistes qui lui étaient inféodés, M. Bush l’attend de ses alliés. A l’intérieur, l’US Patriot Act est une loi permettant d’écouter des conversations sans mandat d’un juge, de lire les courriels, de surveiller toutes activités religieuses sur de simples soupçons. Il autorise la police à entrer chez les particuliers sans mandat pour peu qu’ils soient soupçonnés d’appartenir à un « groupe terroriste » dont la liste est écrite par le président lui-même. On sait comment s’est terminé le maccarthysme, cet extrémisme américain. Vladimir Poutine reprend cette attitude par mimétisme dans ses récentes rodomontades.

Mimétisme, justement : en combattant Al-Qaida, l’Amérique des conservateurs joue les caïds. Elle s’assoit sur le droit international, méprise ce lieu de débats qu’est l’ONU, impose sa loi du plus fort (Michael Glennon, le disait dans "Foreign Affairs" dès mai 2003). L’ancien conseiller à la Sécurité nationale Zbigniew Brzezinski a déclaré : « Ma préoccupation est que notre fixation sur l’Irak, myope et plutôt démagogique, est en train d’affaiblir la crédibilité comme la légitimité du leadership américain » (Financial Times, 04.03.03). L’opposition intérieure américaine est muselée par la dictature du patriotisme, les Républicains modérés qui osent objecter aux nouvelles baisses d’impôts demandées par M. Bush (aggravant un déficit budgétaire préoccupant) se font traiter de « Français » par des excités du ‘Club of Growth’, officine idéologique issue des Reaganiens.

Or, qu’oppose le reste du monde à ce raidissement américain ? L’attentisme des Chinois, l’observation intéressée des Russes, l’indifférence européenne... et la sempiternelle arrogance française d’une fin de règne. Quoi qu’on retienne des « bons principes » chiraquiens, les maladresses réelles de la diplomatie française ont rendu le débat inter-Atlantique impossible : volonté a priori de poser son veto à l’ONU, absence d’alternative autre que le statu quo des inspecteurs « baladés » par Saddam Hussein, refus de M. de Villepin de dire s’il souhaitait quand même la victoire de la coalition. L’Aanti-américanisme (comme l’antimondialisation) sont des postures de théâtre qui dispensent de réfléchir, surtout en France.

Conséquences : il suffit de voyager hors d’Europe pour sentir le basculement d’image de l’Amérique. Fondée sur le droit (les 13 colonies se sont révoltées contre des impôts décidés par le Parlement anglais où elles n’étaient pas représentées), elle régresse à l’arbitraire ; sa technologie, bienveillante pour le développement, devient menaçante avec ses militaires ; sa modernité, attirante jusqu’ici pour un Asiatique ou un Indien, se dilue dans la force et l’intérêt. Trop de pouvoir corrompt et cela se sait dans toutes les cultures. Nul ne regrette le dictateur Saddam, mais le nationalisme reste plus ancré que la liberté dans les pays où le développement est encore à venir et où trouver du travail prime sur la participation aux affaires publiques.

Leçon : le traumatisme du 11-Septembre et le matraquage médiatique ont rendu l’Amérique « idéologique », donc sourde à tout ce qui n’était pas son intérêt égoïste et immédiat. Les forces de décision aux Etats-Unis n’étaient plus les libéraux de la côte Est mais les populistes anti-intellectuels du Sud et de l’Ouest, ceux que Faulkner appelait « Philistins ». Des « idiots logiques » - la forme clinique du « délire ».

Mais ne rions pas trop : les éléments de la « pensée totalitaire » que note Hannah Arendt sont latents chez nous aussi. Depuis les socialistes qui se croyaient vainqueurs - « forcément » - après douze ans de roi fainéant, jusqu’à l’écrasante majorité de la France bleue qui ne se sent plus d’être portée par une telle vague.

L’idéologie, qui rend « idiot logique », n’a pas fini de faire délirer ceux dont penser n’est pas le fort. Et pourtant, seule l’ouverture et la tolérance rendent un peuple optimiste et prospère.


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