Irrationnel et déraisonnable en même temps, possible ?
par karl eychenne
mercredi 16 mars 2022
Cette question d’ordinaire sans importance a pris un tour très particulier depuis quelques jours. Or, quand l’irrationnel et le déraisonnable se rencontrent, le fou n’est jamais très loin parait-il.
L’irrationnel produit un raisonnement qui ne tient pas la route, qui manque de rigueur, bancal en somme. Le déraisonnable, c’est pareil ou presque. À priori, il n’y a pas de différence majeure entre l’irrationnel et le déraisonnable. Et pour cause, tous deux proviennent du mot raison, décalque du latin ratio signifiant le fait de compter, afin de comparer, de mettre en rapport les choses, les êtres, leurs idées aussi farfelues soient-elles.
Pourtant, aussi subtile que soit la nuance entre l’irrationnel et le déraisonnable, elle existe. Et en vérité, elle est même nécessaire. En effet, nous allons voir que l’irrationnel et le déraisonnable, bien que très semblables en apparence, ne sont définitivement pas faits pour vivre ensemble. Logez ces deux êtres en un seul, et vous produisez alors un être potentiellement hostile et débile. Ce qui est fâcheux, comme l’avait déjà remarqué Anatole France :
« Un méchant se repose quelquefois, le sot jamais »
Ce qui sépare l’irrationnel du déraisonnable
À sa belle mère qui s’apprête à vous re-servir sa délicieuse daube, on dit « non merci, ce serait déraisonnable » mais on ne dit pas « ce serait irrationnel ». Par contre, toujours à sa belle-mère qui croit lire les numéros du loto dans son marc du café, on dit « ne soyez pas irrationnelle » et non pas « ne soyez pas déraisonnable ».
L’irrationnel est incohérent. Il ne saisit pas l’opportunité de devenir intelligent. On ne comprend pas pourquoi il se trompe autant sachant ce qu’il sait. Il ne peut pas être compris. Il n’existe pas de mode d’emploi. On ne peut pas l’expliquer, ni le résumer. L’irrationnel du genre Homo fait penser à l’irrationnel du genre mathématique : c’est un peu un nombre Pi. Puisque l’Homme irrationnel ne peut pas être compris, il ne peut pas être guéri, aucune thérapie ne peut lui venir en aide. C’est un malade sans maladie.
Le déraisonnable semble moins rigide que l’irrationnel, moins austère, moins lunaire, presque plus intéressant, mais pas moins incohérent, et peut-être même plus fatiguant. Les incohérences du déraisonnable sont plus variées, plus habitées, plus passionnées en quelque sorte. Il en fait trop, il en devient gênant. Le déraisonnable est du genre imbécile heureux, alors que l’irrationnel est plutôt aigri constipé. En somme, le déraisonnable a peut être l’air plus sympa que l’irrationnel, mais l’irrationnel semble moins difficile à supporter.
L’irrationnel est confiné à la seule incohérence de type logique, de calcul. Alors que le déraisonnable est plus ouvert, plus exubérant, plus extravagant en fait. L’irrationnel choisit le « moins » alors qu’il aurait fallu choisir le « plus ». Le déraisonnable choisit le « plus plus », alors que le « plus » aurait suffi.
Présenté comme cela, la nuance entre l’irrationnel et le déraisonnable semble plus évidente, et il ne semble pas que l’on parle alors de la même personne. D’ailleurs, on dira que les deux ne commutent pas : il n’est pas déraisonnable d’être parfois irrationnel ; par contre, il est irrationnel d’être parfois déraisonnable. Par exemple, il n’est pas déraisonnable de se priver un peu si cela procure un gain bien supérieur à celui qui en a besoin… et pourtant on dira que c’est irrationnel. Si je suis parfois déraisonnable, c’est irrationnel. Si je suis parfois irrationnel, ce n’est pas déraisonnable.
Quand l’irrationnel et le déraisonnable se rencontrent
On se dit alors que tout être saint d’esprit est tantôt irrationnel, tantôt déraisonnable, mais pas les deux en même temps. À moins que l’on n’ait pas affaire à un être saint d’esprit, mais à un fou. Or, on ne peut pas écarter cette hypothèse aussi facilement. Après tout, l’histoire n’est pas avare en la matière, inutile de sortir de vieux dossiers.
Il arrive ainsi que parfois l’extravagance du déraisonnable et l’incohérence de l’irrationnel habitent le même personnage. C’est assez rare, mais cela se produit parfois. Plus rare encore est le cas où l’irrationnel déraisonnable (le fou donc) en question se retrouve aux manettes d’un projet sensible, d’une nation, voire d’un pays nucléarisé. Plus rare donc, mais le rare habite le possible.
« L'Homme est capable de faire ce qu'il est incapable d'imaginer. »
René char