Islam, un monde complexe

par Michel Koutouzis
mercredi 27 juin 2007

Terroriser les habitants, les faire « disparaître », les « suicider », les concentrer au sein de villages et de bourgs « fortifiés » et sous contrôle, au sein d’une « démocratie formelle » et loin des regards (occidentaux). Cela s’appelle l’Anatolie. Jouer aux élections, refuser le verdict, laisser bouillir dans une marmite des millions de gens frustrés et affamés, s’approprier « l’aide internationale » pour se construire des palais de mille et une nuits, cela s’appelle Gaza.

On s’inquiète de l’Iran et de son programme nucléaire, tandis qu’au Pakistan la bombe est prête. Normal, le programme a été financé par l’héroïne afghane, lorsque tout le monde regardait ailleurs, et surtout pas du côté des talibans. Hippocrate, disait : première règle du médecin, c’est de ne pas faire du mal, ne pas renforcer la maladie. Apprentis sorciers, où qu’on aille, quoi qu’on fasse, on ne fait qu’empirer l’état des « malades ». Les Irakiens en savent quelque chose.

Si l’islam est un « grand corps malade », nous avons largement contribué à sa maladie, renforçant la schizophrénie entre une tête « mal-pensante » que nous avons choyée (péninsule Arabique) et un corps squelettique qui ne demandait qu’à s’épanouir mais que nous avons brimé. Qui se souvient de Nasser, de l’OLP, des « fils de la Toussaint », qui brandissaient le fanion de la libération nationale et du tiers-mondisme. On leur a préféré l’obscurantisme salafiste des maîtres de Riad. La république des instituteurs a été (aussi) un rêve pakistanais, -et Afghan-, - mais son progressisme « marxisant » nous a fait peur : on a opté pour les féodaux ivres de dieu, les coups de main, les coups d’Etat, toutes ces actions « tordues » qui faisaient le bonheur de Washington. Israël, quant à lui, prenait le risque de légitimer les ultras religieux, chez lui et au Liban, en espérant qu’ils seraient un ennemi moins « populaire » que les gauchistes de l’OLP ou du FPLP.

En Turquie, ce fut le même scénario : pour lutter contre les municipalités marxistes on a privilégié (après le énième coup d’Etat), la Refha, ce parti fondamentaliste, père de tous ceux qui suivirent. C’est du passé, mais qui, aujourd’hui, pèse lourd. On a manipulé le monde arabo-musulman pour mener notre guerre contre le communisme. Nous voici confrontés à sa guerre, complexe, qui oppose chiites et sunnites, riches (en hydrocarbures) et pauvres, wahhabites et séculiers, nostalgiques et « modernes ». C’est d’abord une guerre « interne », ne nous trompons pas. Les slogans cotre « les juifs et les croisés » ont comme destinataires les foules musulmanes et la chute des tours jumelles, comme tous les attentats qui en suivirent sont, aussi cynique que cela puisse paraître, des « dégâts collatéraux ». Bernard Henry Lévy a raison : c’est une guerre à l’intérieur du monde musulman et dont les musulmans sont les premières victimes. Agir, c’est intérioriser cela en priorité. Et pourtant nos actions paniques sont similaires à celles que nous menons contre le trafic de drogue : on s’attaque aux passeurs, aux fourmis, et ont fait l’impasse sur les « barons ». Ou alors on attaque un « baron » qui n’a rien à voir, comme Saddam par exemple. Et l’on espère du succès. On perd cette guerre, comme on a perdu celle contre la drogue (oubliée celle-là). Le drapeau du Hamas flotte sur Gaza.

En Afghanistan, la guerre ressemble de plus aux plus à celle des rues de Bagdad. Au Liban l’armée nationale est impuissante face à un groupuscule fondamentaliste qui sème la terreur tandis que les attentats prosyriens continuent. Et l’on se traîne encore et toujours à Riad pour quémander une « énième action modératrice » Mais qui enfin finance le Hamas ? Qui finance les fondamentalistes turcs ? Qui finance, encore aujourd’hui encore les mosquées et les madrasas salafistes depuis Karachi, Kuala Lumpur et jusqu’à Mombassa ?

Intervenir au sein du monde musulman devrait être aujourd’hui un travail de dentellière. Oublier les grands projets et les interventions manichéennes, pleines d’arrière-èpensées. Etre ferme mais juste, face à un monde miné par la nostalgie et gangrené par les rancœurs. Cependant, les compromissions du passé n’ont pas cessé. Ni les actions paniques. Ni le regard simpliste et globalisant. Lorsque Ankara ou Bagdad s’en prennent aux Kurdes, ce sont des musulmans qui éliminent des musulmans (certes il y a chez les Kurdes des chrétiens, mais ils sont très minoritaires) Lorsque des bombes éclatent à Karachi ce sont des bombes musulmanes qui tuent des musulmans. Quand l’autorité palestinienne est chassée de la bande de Gaza, ce sont des musulmans sunnites qui chassent des musulmans sunnites. À Aceh, une armée musulmane traque une guérilla musulmane. Tout comme à Alger. La guerre entre chiites et sunnites a lieu, de manière certes spectaculaire, dans les rues de Bagdad, et parfois à Karachi, mais au Liban des sunnites tuent des sunnites et les chiites du Hezbollah ne sont que des spectateurs. Chrétiens et musulmans passent des alliances pour lutter contre des sunnites et d’autres chrétiens (Liban) ou des hindouistes (Ile Maurice).

En Afrique de l’Est, catholiques et musulmans essaient de freiner les protestants, pacifiquement dans les villes, de manière musclée dans les campagnes. Etc. La nébuleuse terroriste d’Al Qaida est sunnite, le Hezbollah, parti de masse, est chiite. La première n’a pas de territoire ou une population à défendre, le second oui. Leur stratégie est ainsi diamétralement opposée : le Hezbollah est comparable aux Farc ou à l’IRA, Al Qaida aux nihilistes manichéens russes du XIXe siècle. Etc.

Revenons ainsi à ce qui devrait être notre préoccupation principale, le fondamentalisme sunnite d’une nébuleuse sans terre. Comment voit-elle le monde ? Quelles relations y a-t-il entre un obscur imam d’une banlieue populaire de Lyon, l’attentat de Riad et les élections en Malaisie ? Apparemment aucune, si ce n’est que l’on y retrouve la notion de surenchère à l’intérieur du monde salafiste. Le « monde » musulman fondamentaliste et sunnite vit quotidiennement une contradiction dogmatique structurelle. Elle se situe dans la définition de la pureté et au niveau octroyé à l’interprétation du message (dogme). Pureté, catharos -propre, immaculé- cathare...Oui, il s’agit bien d’une démarche cathartique. Celle-ci se décline à plusieurs niveaux, géographique, politique, économique, textuel, etc. Ainsi, par définition (musulmane) certains lieux sont purs et risquent principalement d’être souillés. C’est le cas de l’Arabie saoudite et de ses villes saintes (Mecque, Médine...).

D’autres, purs par le passé sont irrémédiablement souillés (Jérusalem). Enfin, l’Occident dans son ensemble est par définition impur et transmet son impureté aux musulmans qui y séjournent. Terres historiques, terres perdues, terres de mission. Au nord-ouest de La Mecque, il existe un espace contesté, jadis conquis en partie par l’islam, perdu depuis et où la vision de la reconquête revêt un caractère belliqueux. A l’est de La Mecque,( Asie) c’est une autre histoire. L’islam ne s’est pas imposé par les armes mais par le commerce. Il a été d’emblée plus conciliant et imaginatif. Négoce aidant, il a fusionné avec les religions qu’il a remplacées. Ces dernières, qui n’étaient pas issues du livre, (hindouisme, bouddhisme) n’avaient donc pas un caractère concurrent. L’islam de l’Est est apparu comme une religion libératrice, égalitariste battant en brèche l’hindouisme des castes en Malaisie ou en Indonésie.

La vocation sociale de l’islam dans cette partie du monde est encore très vivante et ne s’oppose que dans la marge avec le christianisme (Philippines). En outre il irradie dans son message les espaces occidentaux, ou le recrutement de l’islam se fait par les soupes populaires, les œuvres sociales, la lutte contre l’exclusion et le retour à la dignité. Cet emprunt asiatique par les salafistes de Riad qui ne vise plus l’humanité comme un olos mais cible les damnés de la terre a été le tournant le plus significatif de l’expansion sunnite fondamentaliste, auquel s’ajoute, mais c’est chose connue, l’abcès politico idéologique du conflit moyen-oriental. (Liban, Israël, Palestine). Ainsi, les dynasties saoudiennes investissent depuis les années 1970 dans la formation d’imams (ils en en ont, avec le Pakistan, le quasi-monopole) mais aussi dans les soupes populaires, la réinsertion sociale et familiale, le discours égalitaire. Cependant, la notion d’impureté reste, et devient une obligation d’affirmation au dogme d’autant plus fort qu’on se situe dans un monde souillé (Occident). Nous assistons ainsi à une double transformation : A l’est s’ajoute au militantisme militariste d’une terre de mission une action sociale et moraliste appuyée par une idéologie égalitariste et marchande. A l’est, l’islam commerçant « humaniste » et égalitariste emprunte à l’ouest les pratiques belliqueuses de la conquête. Du soleil levant au soleil couchant, le discours s’unifie et la vision du monde devient pour la première fois œcuménique. Les différences subsistent tant (et surtout) quand l’islam ne rencontre pas de réactions. Il en est ainsi pour le monde impur. Mais une autre réaction apparaît parallèlement, là où la terre de l’islam est encore pure et risque la souillure. La surenchère s’installe là où il y a danger de souillure et se transmet, comme un débat universel partout ou il existe des musulmans. L’Arabie saoudite devient en même temps le lieu de rayonnement et de synthèse de l’islam contemporain mais aussi le lieu de bataille entre des interprétations divergentes du niveau de sa souillure du fait de ses contacts et de ses compromis avec le monde des non-croyants et particulièrement avec ceux, compétitifs (et traîtres) du message du livre. Cette surenchère pousse les pouvoirs musulmans (pour garder leur pouvoir) à plus de rigueur dogmatique ce qui, à son tour, les rend encore plus suspects aux yeux de l’Occident. Ainsi, en Malaisie, les élections sont gagnées par ceux qui sont accusés par les mouvements les plus orthodoxes de l’islam de renégats, au prix d’un durcissement religieux, qui les rend (du moins au niveau du discours, des attitudes sociales et culturelles, des règles familiales et coraniques), aussi intransigeants que l’opposition fondamentaliste qu’ils déclarent vouloir mettre au pas. L’imam de Vénissieux, formé à la Mecque, se sentant souillé d’habiter un pays impropre fait de la surenchère théologique, et se voit accuser de faire le lit des terroristes d’Al Qaida. Les princes de Riad, qui doivent rendre des comptes pour leur laxisme vis-à-vis de l’Occident et de leur complaisance à l’égard des troupes américaines qu’ils acceptent sur le sol sacré (qui est de ce fait souillé) ne peuvent, en contrepartie, que continuer à former des « imams de Vénissieux » dans le dogme le plus strict. Un dogme qui, à son tour, fait le lit de ceux qui les contestent. Reste l’Afrique. Elle-même, divisée en deux espaces, le monde arabe et l’Afrique subsaharienne. Comportant, tous les deux des continuités et des ruptures économiques culturelles et religieuses. Le Nord, terre de conquête de l’islam mais aussi, excentré par rapport à La Mecque ou la Porte sublime, qui n’ont jamais pu imposer une unité politique administrative ou religieuse. Pire, une volonté d’autonomie au niveau du dogme et des pratiques mercantiles plus fortement liées au monde non musulman qu’à celles de la métropole.

Rebelle, belliqueuse, disparate et commerçante, cette région est considérée comme prioritaire pour la mise au pas mondialisé par l’islam salafiste. C’est une terre de reconquête, souillée par le nassérisme socialisant, le FLNisme militariste, l’occidentalisme tunisien, l’opportunisme kadhafien, le Maroc dynastique, mais, somme toute, récupérable. D’autant plus que la plupart de ses -ismes apparaissent comme un échec. Il est considéré comme une arrière base nécessaire pour l’activisme islamique en Europe et le recrutement impliquant des citoyens de ces pays reste primordial. L’Afrique sub-saharienne reste pour l’islam une terre de concurrence avec la chrétienté. Pragmatique, l’islam use de son visage « asiatique » libérateur et tolérant, cultivant les similitudes culturelles, et celui, plus « missionnaire » et dogmatique, à la carte et selon un regard très pointu sur les réalités de l’Afrique noire. Ainsi cette présence aux mille visages peut prendre celle du PAGAD (People Against Gangsterism and Drugs) en Afrique du sud, celle des revendications de Zanzibar en Tanzanie, celles du terrorisme au Kenya, ou plus prosaïquement la défense de la polygamie ou des Mourides en Afrique de l’Ouest... L’islam chiite, intolérant lui aussi mais bien moins centralisé et plus « interprétateur », est entré dans la scène internationale par la porte de la révolution iranienne. L’Iran, dès lors la révolution accomplie, devient un Etat chiite. Minoritaire (souvent persécuté comme scissionniste) le chiisme est bien plus « nationaliste », c’est-à-dire lié à un territoire, qu’œcuménique. Sa préoccupation principale n’est pas l’expansion, mais plutôt la conservation et la défense des espaces qu’il contrôle déjà. La taqiyah chiite interdit enfin la dissimulation de l’identité des chiites et de leurs objectifs ; en d’autres termes : le but ne justifie pas les moyens. L’Irak est à ce point significatif. Voici un des (rares) espaces où les chiites sont majoritaires. Ils se sentent dépossédés par une dictature à leurs yeux sunnite et pervertie, et exigent, à la chute de ce pouvoir dictatorial, leur dû. Dans le monde musulman, ils exigent leur espace face aux sunnites majoritaires ; Le monde non musulman n’est pas, pour l’instant, une priorité. Et encore moins, une terre de mission. La lutte des ayatollahs iraniens contre les Etats-unis s’inscrit dans un bras de fer de deux Etats qui intègrent parfaitement les « raisons d’Etat ». C’est une constante dont Washington vient à peine à percevoir l’utilité, malgré l’antécédent, déjà ancien, du « Contras Gates » ou de Cuba.


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