Israël comme thermomètre des évolutions mondiales vers le conservatisme et l’économisme
par Bernard Dugué
vendredi 2 mai 2008
Simon Peres a dit un jour qu’Israël est un thermomètre du monde, signalant sans doute une sorte de synchronicité entre les tensions au Proche-Orient et celles dans d’autres zones à risques géopolitiques. Mais Israël n’est pas uniquement le théâtre d’un affrontement entre deux populations. C’est aussi un laboratoire expérimental des évolutions humaines. Un pays aussi petit qu’il est fascinant et innovant par ce qu’il révèle sur les tendances sociales. Un théâtre de multiples expériences menée par des déracinés venus s’enraciner dans cet Etat et chercher sans doute des réponses qui n’existent pas. Israël, c’était à l’origine le seul Etat qui vive une épopée au XXe siècle comme disait Moshé Dayan. Bref, un Etat qui en 1948 est entré de plain-pied dans son Histoire, pas comme l’Afrique dirait Sarkozy. Un Etat à cheval sur les temps modernes de la Belle Epoque, de l’Allemagne de Guillaume II, de l’Angleterre colonialiste, mais façonné avec l’appui de la technique la plus actuelle, les chars, les avions, les laboratoires, les universités, la grande culture. Et donc les conditions d’une modernité sociale qui arrivera. Israël dans les années 1960-70, ça ressemblait un peu à Woodstock. Avec les kibboutz, ces structures économiques collectives rappelant les communautés hippies. Et puis des villes modernes, festives, foisonnantes, Jérusalem, alors traditionnelle mais rebelle, moins que Tel Aviv, et ouverte aux expériences nouvelles. En 2008, tout a changé. Alors qu’Israël se prépare à fêter ses 60 ans, quelques billets écrits là-bas et traduits dans Courier International méritent un détour car on y perçoit quelques traits contemporains assez marqués pour qu’on y porte une attention méritée. Deux phénomènes sociaux sont emblématiques des tendances contemporaines.
En premier lieu, la fin des kibboutz et de l’esprit collectif, éthique et humaniste sur lesquels ils se sont construits voici presque un siècle, dans le sillage des pensées fouriéristes et marxistes. Puis développés dans le contexte des années enchantées, surfant avec les expériences hippies, la contestation gauchiste, le souci de partager le fruit d’un labeur et de diriger ensemble une activité économique dans une structure pratiquant la cogestion. Cette époque est maintenant révolue et les derniers kibboutzim votent une rupture avec le passé qui n’est pas sans rappeler celle de Sarkozy. Fini ceux qui, selon les juges sur le terrain, passent pour des individus à la traîne se laissant porter par ceux qui bossent. La rémunération au mérite et les principes de l’économie de marché ont été décrétés. Celui qui travaille plus gagne plus. C’est, comme on dit, très tendance. A lire donc dans CI cette traduction du journal Ha’aretz où est raconté l’épopée du kibboutz Degania Aleph, en voie de privatisation pour en faire une structure adaptée au marché, sur fond de délestage des anciens idéaux inspirés du marxisme et de l’espoir de faire prospérer un homme nouveau. Un anthropologue darwinien dira que cet homme n’est plus adapté au milieu contemporain bâtit avec les règles et les principes du marché et du travail érigé en marchandise. Ce qui semble raisonnable. Avec un PIB par habitant dépassant les 16 000 euros, Israël peut être considéré au même rang qu’une des 27 nations de l’Europe, mieux placée que la Pologne ou la Slovaquie.
En second lieu, un autre phénomène social à interpréter sur deux axes. La tradition, le retour aux sources culturelles et religieuses, l’intransigeance et ses relents d’intégrisme. La partie juive de Jérusalem est en passe de devenir entièrement occupée par des juifs orthodoxes. Une brève à lire, encore dans Ha’aretz (équivalent du Monde). En à peine dix ans, Givat Hamivtar, un petit quartier du nord de Jérusalem, a changé de peau maintenant que la plupart de ses habitants laïcs et « aisés » ont été remplacés par des familles orthodoxes. Les écoles laïques ont perdu peu à peu leurs élèves. Fini le temps ou un samedi on pouvait démarrer sa voiture sans se vouer à la vindicte des voisins respectueux du shabbat. Le billet raconte l’histoire d’une famille laïque qui n’a pas pris la décision de migrer vers Tel-Aviv, mais est parti dans le dernier quartier encore laïc, qui semble-t-il, est promis à tomber d’ici quelques années sous le joug des religieux faisant de Jérusalem une cité quasiment théocratique.
Ces deux tendances méritent d’être analysées. D’un côté, les membres du kibboutz moderne épris d’aventure libérale, entraînés à liquider une tradition collectiviste et autogérée pour que les plus actifs produisent et soient récompensés et ça marche en plus. De l’autre, les intégristes orthodoxes prenant un essor sans précédent alors que la nation israélienne affiche une santé économique enviable (mais inégalitaire au possible). N’est-ce pas un miroir de cette Amérique prospère (et inégalitaire), mais avec un fond religieux et traditionnel ayant porté GW Bush au pouvoir ? Israël reste quand même spécial. L’ascension des orthodoxes dans Jérusalem ne traduit pas forcément une tendance générale C’est peut-être un effet de regroupement communautaire de population partageant des valeurs et obsessions communes (à souligner, un effet démographique, les familles juives orthodoxes comptant plus de quatre enfants). Mais le fait est que le progrès économique ne produit pas un essor des tendances laïques. On pourrait parler de stabilisation et de dislocation intra-nationale entre des populations laïques plus ancrées sans doute dans l’économie et des populations archaïques trouvant dans l’orthodoxie un refuge, comme les Amishs aux Etats-Unis ou, mieux encore, les Mormons.
Les signes sociologiques produits par Israël se retrouvent partout dans le monde, avec des expressions plus marquées dans les nations où les traditions et la religion imprègnent puissamment le tissu social. C’est notamment le cas de la Turquie et de l’Anatolie avec ses métropoles marquées par l’Islam et se mesurant à la capitale laïque Ankara comme Jérusalem s’oppose à Tel-Aviv. On lira dans le même numéro de CI un billet traduit du journal Taraf où est évoquée la métropole Kayseri de plus d’un million d’âmes. Une ville pourvue d’un indéniable dynamisme économique, l’un des poumons industriels de la Turquie exportatrice, mais pourtant bien ancrée dans ses traditions et fidèle à une orthodoxie islamique souple certes, mais n’ayant peu de goût pour la laïcité radicale. La population de Kayseri souhaite que la polémique concernant l’interdiction de l’AKP s’achève, afin qu’elle ne trouble pas les affaires. Mais, dans la majorité, l’offensive menée au nom de la laïcité contre l’AKP n’est pas approuvée. Ce conservatisme modéré et ouvert est exposé à travers la figure du président de la Chambre de commerce locale, M. Boydak, grand exportateur, priant cinq fois par jour, une épouse portant le voile, mais pas ses filles.
A travers ces trois reportages, deux en Israël et un en Turquie, on voit se dessiner un signe très fort de l’évolution du monde. Et, pour les sociologues, une matière des plus précieuses pour interroger l’évolution du monde à travers ce qui paraît à première vue comme un paradoxe. Le progrès des sciences, communication, techniques, la croissance économique, tout cet ensemble aurait dû pousser les sociétés vers l’ouverture et la modernité culturelle qu’on croyait être un passage obligé par lequel l’homme évolue et franchit les portes du temps dans un sens du progrès que la sociologie a identifié. Notamment Nisbet qui dans les années 1960 croyait irréversible le déclin de la tradition, tout comme Toffler qui lui était plus prudent dans sa conception du choc du futur. L’Histoire donnait des signes « positifs ». En 1970, on pouvait voir des filles en minijupe à Kaboul et Téhéran. Mais, en 2008, en dépit de cette incroyable croissance, ce développement technique, les traditions persistent et même se renforcent, dans des nations pourtant relativement riches. Ensuite, les différences observées dépendent de la culture et la géographie. En Israël, on sent que des regroupements entre gens de culture similaire se produisent. Acceptation du même, rejet de l’autre. Mais, en Italie, le succès de la ligue du Nord montre aussi ces comportements « archaïques » dans cette partie industrielle très riche, mais propres à l’Histoire et la culture de ce pays. Et, aux States, le fondamentaliste rural mais aussi pratiqué par les élites blanches bien insérées participe d’un même phénomène mondial dont il faudra bien tenir compte.