L’affaire des travaux de la porte des Maghrébins à Jérusalem : un débriefing

par Rudy Reichstadt
jeudi 12 avril 2007

Les travaux israéliens entrepris aux abords de l’esplanade des Mosquées ont donné lieu à de vives tensions. Provocation israélienne pour les uns, manipulation palestinienne pour les autres, la crise est révélatrice de l’enjeu central que constitue la vieille ville de Jérusalem. Sous bien des aspects, elle n’est pas sans rappeler la crise internationale qui a embrasé le monde arabo-musulman l’année dernière au sujet des caricatures de Mahomet.

La crise qui a éclaté à Jérusalem début février au sujet des travaux effectués par Israël aux abords de l’esplanade des Mosquées vient rappeler à qui serait tenté de l’oublier l’ultrasensibilité du lieu en question et l’enjeu éminemment politique qu’il représente. La vieille ville de Jérusalem est au cœur des négociations de paix israélo-palestiniennes. Elle en est à la fois le noyau et l’une des pierres d’achoppement. Rappelons que la souveraineté revendiquée par Israël sur la vieille ville souffre d’un déficit patent de légitimité dès lors que l’annexion de Jérusalem-Est, conquise lors de la guerre de 1967, n’a jamais été reconnue par la communauté internationale. Dans ces circonstances, montrer son attachement à la terre, même au moindre centimètre carré, est presque aussi important que la contrôler effectivement.

L’origine de la crise qui nous occupe remonte à l’hiver 2004, lorsque de légères secousses telluriques et une tempête de neige ont occasionné, dans la vieille ville de Jérusalem, l’effondrement d’une partie de la rampe d’accès en terre montant vers la porte des Maghrébins, l’une des entrées de l’esplanade des Mosquées (celle que les non-musulmans sont habilités à emprunter). Pour Israël, il s’agit de remplacer cette rampe d’accès et de permettre la réalisation de fouilles archéologiques préventives sur le site. Pour les Palestiniens, de tels travaux menacent purement et simplement la mosquée Al-Aqsa d’effondrement. Qu’en est-il réellement ? Les fondations de la mosquée Al-Aqsa risquent-elles sérieusement, comme l’affirme le Waqf (l’Office des biens religieux musulmans à Jérusalem) d’être fragilisées par les fouilles archéologiques entreprises par Israël ?

Les archéologues du Département des antiquités d’Israël (Israel Antiquities Authority) contestent une telle accusation. Arguant que leurs fouilles, situées à environ 100 mètres de la mosquée Al-Aqsa et en contrebas de l’esplanade des Mosquées, sont conduites à ciel ouvert et que tout le monde peut venir les observer, ils assurent que l’intégrité du troisième lieu saint de l’Islam n’est menacée en rien. Dans un souci de transparence, le maire de Jérusalem a dit son souhait d’associer les habitants de la ville au projet de construction de la nouvelle passerelle d’accès à la porte des Maghrébins, dont les travaux ont d’ailleurs été gelés en signe d’apaisement moins d’une semaine après leur commencement. Des webcams destinées à montrer qu’aucun dommage n’était causé aux soubassements de la mosquée Al-Aqsa ont également été installées à proximité des fouilles (les webcams sont accessibles à partir du site du Département des Antiquités d’Israël), et Israël a autorisé une mission de l’UNESCO ainsi qu’une équipe d’observation turque à venir inspecter les lieux. Dans son rapport du 12 mars 2007, l’UNESCO a d’ailleurs relevé « que la nature des travaux entrepris ne pouvait être considérée à ce stade comme constituant une menace à la stabilité du mur occidental et de la mosquée d’al-Aqsa ».

Certes, il n’existe plus aucun dialogue ou échange d’information entre les autorités israéliennes et le Waqf depuis 2000, et les dirigeants israéliens, qui entendent gérer ce qu’ils considèrent comme leur territoire souverain sans avoir à en référer à une instance étrangère, se sont abstenus de consulter, avant le commencement des travaux, la partie palestinienne ou même la Jordanie (1) avec laquelle un accord de paix a pourtant été conclu en 1994. Mais en tout état de cause, on voit mal l’intérêt qu’auraient des archéologues, fussent-ils israéliens, à cautionner la dégradation du patrimoine musulman de la vieille ville de Jérusalem. De même qu’on peine à comprendre le profit politique que les dirigeants israéliens pourraient tirer d’un effondrement de la mosquée Al-Aqsa. Cela fait quarante ans que règne sur la vieille ville un statu quo qui attribue la gestion de l’esplanade des Mosquées au Waqf. Depuis lors et bien que l’esplanade des Mosquées (ou Mont du Temple pour les Israéliens) soit également considérée par les juifs religieux comme le lieu le plus saint du judaïsme, les autorités israéliennes n’ont jamais tenté de modifier ce statu quo. Ce serait même plutôt le contraire. En août 1969, ce sont des pompiers israéliens qui ont éteint l’incendie qu’un déséquilibré avait allumé dans la mosquée Al-Aqsa (cf. Ugo Rankl, « Le grand mensonge », Blog Terredisrael.com). Plus récemment, Israël s’est abstenu d’intervenir sur l’esplanade des Mosquées lorsque le Waqf a procédé à des travaux illégaux visant à aménager 10 000 places de prières supplémentaires en sous-sol de la mosquée Al-Aqsa et déblayant pour cela plus de dix tonnes de gravats parmi lesquels des vestiges archéologiques semble-t-il inestimables.

Un complot juif contre les lieux saints de l’Islam ?

Dans ces circonstances, que les cris d’orfraie du Waqf soient encore pris au sérieux ne devrait pas lasser d’étonner. Car cette crise est aussi et surtout un épisode supplémentaire de l’instrumentalisation du thème de la menace juive sur les lieux saints de l’islam. Le Waqf et le mouvement national palestinien n’ont jamais cessé d’affirmer qu’il existe un plan caché d’Israël visant à détruire la mosquée Al-Aqsa et le dôme du Rocher afin d’y reconstruire, en lieu et place, un temple juif qui, de surcroît, n’aurait jamais existé (2) ! (cf. Yaakov Lappin, “The lethal al-Aqsa plot hoax”, Ynetnews.com, 6 février 2007 ; en français : Yaakov Lappin, « La supercherie meurtrière du complot sur Al Aqsa », Blog Terredisrael.com). Depuis 1967, ce type d’affirmations, qui s’est accompagné des rumeurs les plus folles, a surgi avec une régularité déconcertante, provoquant parfois des affrontements d’une violence extrême, comme en 1996 où l’affaire du tunnel (3) avait causé plusieurs dizaines de morts ou lorsqu’en septembre 2000, Ariel Sharon s’était rendu sur le mont du Temple, visite généralement retenue comme l’élément déclencheur de la Seconde Intifada.

Hélas, force est de constater qu’en dépit des démentis apportés par l’histoire à ces fariboles, elles continuent de constituer la doxa officielle de l’autorité palestinienne. Intoxiqués depuis le berceau par une propagande niant explicitement tout lien historique entre le judaïsme et le territoire de l’actuel Etat d’Israël, de très nombreux Palestiniens estiment que l’existence d’un temple juif sur le site antique de l’actuelle esplanade des Mosquées est un mythe, une « invention sioniste ». Quant à la théorie du complot selon laquelle Israël chercherait à « judaïser » le mont du Temple et à reconstruire le temple de Salomon, elle est malheureusement alimentée par des groupuscules extrémistes juifs qui ne font pas secret d’un tel projet, confortant ainsi l’inquiétude sincère des masses musulmanes et un complexe obsidional palestinien par ailleurs exaspéré par l’occupation israélienne de la Cisjordanie et la « judaïsation » de Jérusalem. « Les Palestiniens ont de bonnes raisons de se montrer extrêmement sensibles au sujet de Jérusalem, tout simplement parce que cette ville est en train de leur échapper » expliquait récemment l’éditorialiste israélien Danny Rubinstein (« Losing Jerusalem », Ha’Aretz, 14 mars 2007) dans un article retentissant. « Tout comme l’Etat d’Israël ne pourrait pas survivre si le droit au retour des réfugiés était reconnu, un Etat palestinien ne pourrait exister sans ­Jé­ru­salem-Est pour capitale, ajoutait-il. C’est dans ce contexte que les protestations déclenchées par les premiers travaux israéliens à la porte des Maghrébins doivent être jugées, qu’elles viennent des musulmans en général ou des Pales­tiniens en particulier ».

Toutefois, l’exacerbation liée à l’emprise croissante d’Israël sur Jérusalem n’est pas de nature à rendre compte du degré de pénétration des théories du complot anti-israéliennes (et souvent tout simplement anti-juives) qui imbibent l’Orient arabe. Ainsi, cette crise est-elle intervenue quelques jours seulement après une autre affaire qui a secoué les médias arabes : celle des ballons empoisonnés (cf. Jacques Tarnov, « Israël accusé d’envoyer des "ballons toxiques" sur le Liban », L’Arche, n° 587, mars 2007). Des jours durant et jusqu’à ce qu’une enquête vienne confirmer que des ballons publicitaires gonflés à l’hélium venant d’Israël avaient été déportés par le vent jusqu’au Sud-Liban, les médias arabes ont complaisamment relayé la thèse d’une nouvelle arme chimique israélienne lancée afin de tuer des civils libanais !

Un parallèle frappant avec l’affaire des caricatures de Mahomet

Le ressentiment palestinien à l’égard de l’occupation suffit-il à expliquer l’ampleur politique prise par l’affaire, les menaces du Guide suprême iranien, les levées de boucliers du Conseil de coopération du Golfe, de l’Organisation de la conférence islamique et de toutes les capitales arabes ? En fait, le parallèle avec l’affaire des caricatures de Mahomet, qui a embrasé le monde musulman voilà un an, s’impose de lui-même. Dans les deux cas, on trouve la même exacerbation cynique des passions religieuses à des fins politiques. Dans les deux cas, des propos irresponsables, outranciers et mensongers. Dans les deux cas, des réactions disproportionnées et violentes (menaces d’attentats, tirs de roquettes, heurts avec les forces de l’ordre, etc.).

De sorte que, faisant face à la colère musulmane, le sentiment qui domine chez les Israéliens est bien l’écoeurement. On pense, côté israélien, qu’il s’agit d’une nouvelle crise orchestrée par les Palestiniens avec la complicité de l’ensemble du monde arabo-musulman. On considère aussi que les mensonges éhontés du Waqf se doublent d’une consternante impudence. Les Israéliens se rappellent en effet que le Waqf avait commandité secrètement il y a quelques années des travaux sous l’esplanade des Mosquées qui avaient mis en danger la stabilité du mur sud de l’esplanade des Mosquées (cf. Mark Ami-El, “The Destruction of the Temple Mount Antiquities”, Jerusalem Center for Public Affairs, 1er août 2002 ; en français : Mark Ami-El, « La destruction des antiquités du Mont du Temple », 12 novembre 2002 ; voir également : Pierre Desorgues, « La controverse », Réforme, 17 mars 2005). Ulcérés par la mauvaise foi des leaders arabes, qui ont emboîté le pas des extrémistes, les Israéliens n’en sont pas moins divisés sur l’attitude à adopter face aux protestations musulmanes. Faut-il résister aux intimidations de ceux qui exploitent la crise, au risque de faire monter une tension destructrice et funeste ? Ou faut-il leur couper l’herbe sous le pied ? Comme ce que l’on a pu observer dans l’opinion publique européenne lors de l’affaire des caricatures, l’opinion publique israélienne se partage grosso modo entre les « belliqueux », qu’une partie de la gauche accuse de « jeter de l’huile sur le feu », et les « capitulards », à qui la droite reproche de « céder au syndrome munichois ».

L’un des principaux obstacles à la paix des cœurs - unique condition à l’instauration d’une paix durable au Proche-Orient - demeure le fanatisme religieux. Il est loin d’être absent côté israélien. C’est lui qui nourrit l’intransigeance des colons idéologiques de Judée-Samarie (Cisjordanie), les persuadant que Dieu leur a fait don de la terre qu’ils occupent. C’est lui qui a armé le bras de cet Israélien qui, en 1994, a massacré une trentaine de musulmans en prière au caveau des Patriarches. Cependant, il serait inexact de ne voir dans le fanatisme musulman qu’une contrepartie au fanatisme juif. Car comme dans l’affaire des caricatures, la manipulation de la « rue palestinienne » et l’instrumentalisation de la religion ne s’est observée ici que d’un seul côté.

Tout comme l’affaire des caricatures a contribué à creuser le fossé entre Islam et Occident, celle-ci a épaissi le mur de défiance entre Juifs et Arabes - qui est sans doute le plus difficile à faire tomber. La crise de la porte des Maghrébins n’aura finalement profité qu’aux extrémistes des deux bords, les uns trouvant l’occasion de faire l’union sacrée contre l’ennemi sioniste, les autres de dénoncer la mauvaise foi et le fanatisme arabe avec lequel il s’avère impossible et vain de négocier.

Notes :

(1) Le Royaume hachémite est traditionnellement chargé de la garde des lieux saints musulmans.

(2) Notons que si aucune trace archéologique du Premier Temple n’a été retrouvée, aucun archéologue ne conteste le fait que l’esplanade des Mosquées a été édifiée sur les vestiges du Second Temple (ou temple d’Hérode).

(3) En 1996, sous le gouvernement de Benyamin Netanyahou, la municipalité de Jérusalem, en concertation avec le Waqf, avait décidé le percement, à proximité de l’esplanade des Mosquées, d’un tunnel archéologique aboutissant dans le quartier musulman. La mécanique de la rumeur n’a pas tardé à se mettre en marche, insinuant que les travaux avaient lieu sous l’esplanade des Mosquées elle-même.


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