L’âge de la régression est en marche

par Bernard Dugué
jeudi 18 mai 2017

Au moment où la France vient d’élire un président se réclamant du progressisme, il est nécessaire d’ouvrir les yeux sur le monde et de prendre note de ce constat inquiétant. Nous sommes entrés dans une période régressive. Ce constat est valable pour la France et surtout pour d’autres pays. C’est ce qui fait l’intérêt du recueil de textes réunis dans un ouvrage paru aux éditions Premier Parallèle et intitulé, « l’âge de la régression ». Publié en treize langues, ce livre réunit les contributions de quinze intellectuels de renom issus de plusieurs pays et qui se sont penchés avec l’urgence de la situation sur les traits récents des sociétés contemporaines dans un contexte inédit, après les attentats de 2015 en France puis le Brexit et l’élection de Donald Trump. En Europe orientale, la Pologne et la Hongrie sont face à des mouvances nationalistes. Le monde occidental n’est pas le seul à subir des secousses historiques. Israël, la Turquie et l’Inde sont également scrutés. Sans oublier la Russie et son président Poutine.

Les contributions sont toutes de bonne facture et quelques unes pénétrantes ou lumineuses. Des thèmes contemporains sont présents dans toutes ces analyses. Le rôle d’Internet, les réseaux sociaux et les fantasmes complotistes, la transformation de l’économie avec la globalisation, les technologies et le lien au travail, les structures d’intégration et les processus de reconnaissance, sans oublier les séismes politiques avec les tendances nationalistes au pouvoir et les secousses populistes dans les démocraties occidentales. D’ailleurs, la démocratie est interrogée, avec les évolutions dites néo-libérales depuis trois décennies et l’impact sur les classes sociales. L’avantage de disposer de quinze contributions, c’est de se forger une idée de la situation avec plusieurs angles de vue, psychologique, sociologique, politique, technologique, philosophique, historique. Je ne vais pas passer en revue toutes les contributions. Juste évoquer quelques analyses fort éclairantes.

Olivier Nachtwey propose une lecture sociologique inspirée des travaux de Norbert Elias, philosophe du siècle précédent et auteur d’une œuvre importante sur le processus de civilisation. Ce qui tombe à pic pour comprendre le processus régressif en œuvre à notre époque et qui est défini par le concept dé-civilisation. Pour info, ce concept avait été employé dans un livre paru il y a un peu plus de 20 ans, signé Jean-Marie Domenach et intitulé le crépuscule de la culture française avec un point d’interrogation. La littérature était analysée sous un angle sévère, l’auteur concluant à l’avènement des écrivains nombrilistes. Ce signe est en résonance avec l’étude de Nachtwey qui pointe le phénomène social d’isolement et de désaffiliation des individus qui peinent à trouver les « communautés d’insertion » traditionnelles que furent la famille, l’usine, les réseaux locaux et bien d’autres groupes permettant aux gens de s’inscrire dans un champ social. Mais à l’inverse de l’élite littéraire dont le roman nombriliste est une déclaration d’indépendance personnelle, les populations mises sur le côté n’ont pas décidé de se désaffilier mais ont perdu les repères et les leviers qui auparavant offraient aux gens des classes modestes, moyennes et bourgeoises, la possibilité d’écrire une histoire personnelle avec des proches et des groupes sociaux.

Si la civilisation repose sur le contrôle et la sublimation des affects, alors la dé-civilisation se dessine avec la libération des affects et c’est le constat de l’auteur qui a très bien analysé les évolutions toutes récentes sur les réseaux sociaux, considérés naguère comme leviers de démocratie pendant le printemps arabe, maintenant devenus terrains de jeu et de défoulement haineux pour de jeunes et moins jeunes adultes se sentant dépréciés et exploités par le système. Ils se connectent le soir sur Internet après avoir dîné et déversent des messages de haine (p. 211). Leurs angoisses existentielles trouvent alors refuge dans des classifications négatives et sont compensées par un positionnement façonné par des personnalités autoritaires et agressives (on les connaît en France). Ce sentiment de déclassement et d’absence de réalisation personnelle et professionnelle conduit alors aux « agressions autoritaires », souvent sur les écrans du Net, puis en adhérant aux chefs politiques et quelque fois dans la vie quotidienne. La dé-civilisation est produite par des énervés alors que dans la civilisation, les citoyens contrôlent leurs nerfs le plus souvent. Les politiques aussi. Ce qui suggère que Trump et Le Pen sont les signes de la dé-civilisation.

Les classifications négatives sont mises en oeuvre par certains gouvernements. C’est le cas en Turquie mais aussi en Israël, ce qui conduit vers la contribution de Eva Illouz consacrée au déclin des élites libérales assorties d’une intéressante étude sur les récentes évolutions de la politique israélienne ; un texte éclairant loin des images d’Israël propagées par les médias de masse. La société israélienne est décrite comme une illustration singulière des traits du monde révélés par le grand basculement de 2016. Illouz a détecté dans ce pays des évolutions plutôt sombres désignées par ces mots très connotés. Fondamentalisme, radicalisation interne de la société, vision essentialiste de la nation. Cette évolution concerne à la fois la société profonde et l’Etat qui a vu sa principale formation, le Likoud, se radicaliser. L’oreille d’un Français ne peut que se tendre en ces temps agités où le LR s’est vu lui aussi diagnostiqué comme en voie de radicalisation opérée par la mouvance catholique sectaire. A noter ce détail qui fait sens. 59% de la jeunesse israélienne se rallie aux thèses développées par le Likoud et ses alliés politiques à la Knesset.

Ensuite, nous entrons dans le deuxième volet de cette étude avec une analyse serrée des rapports entre l’universalisme laïque et les radicalisations religieuses. Illouz se base sur les travaux de Michael Walzer consacrés à la radicalisation interne dans trois nations, Israël, l’Inde et l’Algérie. Dans ces trois pays se sont dessinés des antagonismes entre les orientations prises par les Etats laïques et les mouvances religieuses traversant les sociétés. D’après Walzer, les élites laïques auraient voulu façonner un homme émancipé des traditions religieuses avec comme effet celui de couper les populations des sources vitales de signification existentielle que constituaient les religions. Ces élites ont pratiqué un déni du besoin populaire de sens religieux, ce qui a produit chez les populations, surtout celles écartées des bienfaits de l’économie, un retour du refoulé avec l’emprise des fondamentalismes propulsés par les responsables du culte. Néanmoins, Illouz prend ses distances avec cette vision un peu manichéenne car l’Etat, du moins celui d’Israël, a mené une sorte de jeu duplice avec le religieux. Pour preuve, la place des rabbins dans l’organisation des mariages et surtout, la seule prérogative de l’Etat faisant autorité, la capacité de décider qui sera citoyen ou ne le sera pas. Israël a progressivement brouillé la distinction institutionnelle entre Etat et religion. Ce phénomène a été causé par une brèche entre la haute culture des élites et l’Etat. Ce qui a permis à des zélotes déterminés et autres groupes religieux de s’emparer des rouages de l’Etat.

Le troisième volet est lui aussi fort éclairant. Illouz raconte le sort des juifs issus des pays arabes et qui ont rejoint Israël depuis la fondation de cet Etat sioniste. Il en résultat une logique binaire visant à distinguer cette population non-européenne des Ashkénazes ayant présidé aux destinées d’Israël. Ces populations désignées comme Mizhrahims ont été reléguées dans les zones périphériques et cantonnées dans des tâches dites subalternes et considérés comme de moindre dignité face aux juifs d’essence européenne. Ce processus n’était pas écrit. Il s’est dessiné après une étape d’intégration sous Begin qui les prit sous son aile, alors que la gauche les mettait à l’écart. Fut créé ensuite un parti fondamentaliste en 1984, le Shas, qui organisa un réseau pour encadrer les classes laborieuses, notamment avec des œuvres caritatives. L’histoire est assez limpide. Illouz n’a pas élargi sa recension en traçant le parallèle avec les Frères musulmans en Egypte ou mieux encore, le Hamas, émergence fondamentaliste rivalisant avec le Fatah soutenu à l’origine par le panarabisme laïque du milieu du 20ème siècle.

Trois décennies de présence du Shas ont façonné une accoutumance aux tendances fondamentalistes promouvant les idées de pureté religieuse et ethnique. On y voit un parallèle avec l’élection de Trump. Les juifs arabes encadrés par le Shas n’ont pas bénéficié d’une promotion particulière. Ils sont resté relégués à la périphérie et pourtant, ils continuent à voter à droite, comme les « blancs déclassés » de l’Amérique qui avec Trump, ne sortiront pas de leur déclassification mais semblent se satisfaire des promesses démagogiques qui au bout du compte, leurs confèrent un sens existentiel à défaut d’une intégration matérielle.

Le tableau dressé par Pankaj Mishra complète les précédents en décrivant les évolutions de nations gouvernées par des dirigeants aux tendances despotiques ; Ergodan et Poutine, ou même par des hommes forts accusés de meurtres, Duterte aux Philippines, Modi en Inde. Nous sommes face à des politiques caractéristiques de l’ère du ressentiment. Des décennies de libéralisme ont été accompagnées de concepts et catégories de pensés incapables de contenir l’explosion de ces forces incontrôlées générées par les masses influençables faisant preuve de connivence avec les dirigeants qu’elles glorifient. La tradition des lumières est malmenée. Et le plus inquiétant, c’est que les couches prospères restent pour une bonne part fidèles aux démagogues qui dirigent leur pays. Trump a réussi à allier les masses américaines avec une frange radicalisée de l’élite économique, plus précisément les activistes du Tea Party.

La modernité galopante nourrit les passions tristes depuis deux décennies. Les populations sont captées par les ressentiments et autres jalousies à l’égard de ceux donnant les signes de la réussite. Ce qui au final bouscule les anciennes oppositions. Aux capitalistes et prolétaires se sont substitués deux catégories très contemporaines, les gagnants et les perdants. Le fantasme de l’égalité nourrit alors les ressentiments de ceux qui se pensent comme perdants du système et qui ne représentent plus une classe messianique comme au temps du marxisme. Ces perdants sont alors doublement captés, par les réseaux caritatifs aux intentions troubles et par les despotes démagogiques. D’après Mishra, ces phénomènes s’expliquent par un manque de structuration du moi chez ces populations qui de ce fait, papillonnent d’un affect à l’autre, au gré des sollicitations lancées par les propagandistes, les réseaux sociaux et d’habiles politiciens démoniaques sachant entretenir la roue infernale des ressentiments.

Pour compléter cette recension, un mot sur l’article de Zygmunt Bauman qui inscrit son analyse dans le cadre de ses conceptions sociologiques autour de la notion de société liquide. Le monde solide avec ses Etats modernes, ses valeurs traditionnelles et ses frontières, a peu à peu fondu à l’image d’une banquise devenue molle et d’individus flottant au gré des sollicitations du marché et des informations glanées sur les écrans plats sédentaires ou nomades. Il n’y a pas que les écrans qui sont nomades puisque des populations en masse traversent les espaces. Bauman explique bien la différence de taille entre l’immigration telle qu’on l’a connue au siècle dernier et les migrations contemporaines. Le pape François a compris les dangers de cette situation qui impose le dialogue.

Le dialogue et l’ouverture, c’est justement ce qui fait défaut aux régimes autoritaires contemporains exprimant les signes d’une fatigue de la démocratie analysée par un Arjun Appadurai évoquant ces Etats-nations qui contrôlent plus l’économie nationale et dont les prérogatives se tournent autour de la culture devenue un enjeu de puissance et d’encadrement des masses. Des pays qui auparavant étaient ouverts et épris de laïcité comme la Turquie, se détournent de l’héritage libéral pour épouser les traits d’une réaction tournée vers les valeurs du passé pour adopter un style religieux plus impérial, avec le retour des aspirations ottomanes. Depuis l’insurrection du parc Gezi en 2013, les artistes et les institutions culturelles sont la cible du pouvoir en place. Faute de nationalisme économique substantiel, les nouveaux démagogues se complaisent dans le nationalisme culturel. Pas seulement en Turquie car l’Inde mais aussi la Russie et quelques autres pays voient leur régime affirmer une orientation culturelle déterminée, le plus souvent inscrite dans une gloire passée surestimée.

Un dernier mot enfin sur l’angle de vue intéressant proposé par Ivan Krastev qui a su cadrer son analyse dans la perspective de l’après communisme en prenant un recul face à l’emblématique thèse de Fukuyama sur la fin de l’Histoire. Il évoque le cas des Polonais qui, après une décennie de croissance économique soutenue concrétisée par un surcroît de prospérité et une décroissance des inégalités, ont voté pour une formation politique conservatrice et autoritaire. Quel contraste avec les années 60 qui en France et ailleurs, ont propulsé une société progressiste en lançant les peuples dans des mouvements sociaux d’inspiration marxiste ou alors émancipatoires. Les gens de modestes conditions se sont rassemblés pour un destin commun, un mieux vivre ensemble. Que s’est-il passé ? Krastev nous le dit clairement. Les formes démocratiques qui avaient comme objectif l’émancipation des minorités ont fait place à des démocraties autoritaires visant à sécuriser la puissance des majorités, autrement dit, les petits et gros gagnants du système. A l’âge de la régression, la plupart cherchent à sécuriser leur situation. Et dans l’univers des déclassés, certaines catégories de bénéficiaires des aides sociales sont considérées comme des concurrents. Dans ce contexte, l’Etat-nation se réduit à la fiction de son ethnie culturelle, ressource sur laquelle il peut imposer sa domination.

Ce livre est donc important pour saisir quelques caractères de ce monde inédit où nous entrons depuis quelques années, sinon quelques décennies. La globalisation a ouvert des perspectives technologiques dans la plupart des pays. La démocratie, la gouvernance laïque et le libéralisme culturels sont une option face à laquelle s’oppose un alliage entre le régime autoritaire, la religion et le contrôle de l’identité culturelle par l’Etat. Les Etats-Unis peuvent résister à ces tentations régressives, autoritaire et identitaires, la France et les pays européens aussi. A l’inverse, la Turquie et l’Inde sont dans le repli et la Russie également malgré une longue connivence avec la tradition universaliste inspirée des Lumières depuis Catherine II et Alexandre.

En conclusion, ces quinze tableaux s’avèrent riches d’enseignement, surtout pour ceux qui suivent l’évolution du monde depuis le grand basculement des années 1960.


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