L’Egypte de l’après Moubarak, ou l’illusion démocratique
par Daniel Salvatore Schiffer
vendredi 18 février 2011
Certes le vendredi 11 février 2011 restera-t-il, avec la fin de l’ère Moubarak, un jour historique dans les annales des révolutions du monde moderne. Un événement d’une importance considérable, y compris pour les puissances occidentales, dont il nous faut nous réjouir, à l’instar de la foule en liesse sur la place Tahrir, tout en espérant, sans vouloir nous ingérer dans les affaires internes de telle ou telle nation souveraine, que cette admirable leçon de démocratie serve désormais de modèle également, par ses méthodes pacifistes et son esprit de tolérance, aux autres pays de la région (Algérie, Yémen, Jordanie, Syrie, Maroc, Lybie, Bahreïn, Arabie Saoudite…), tout aussi assoiffés de liberté.
Un doute, cependant, continue, malgré notre bonheur, de nous tenailler. Car, avant de s’en aller, Moubarak, qui n’a décidément rien compris à la motivation tout autant qu’à la détermination de son peuple, a tout de même confié le pouvoir, fût-il de transition, au principal piler de ce régime qu’il avait lui-même mis en place : l’armée, dont on ne peut pas dire, nonobstant sa foncière laïcité, que ce soit là, loin s’en faut étant donné la nature inhérente à ce type de structure hiérarchique, une garantie de démocratie, surtout lorsque la loi martiale fait office, comme c’est le cas dans l’actuel état d’urgence, de code civil.
La tournure des événements au Caire semblent malheureusement accréditer cette thèse. Car comment ne pas légitimement s’inquiéter lorsque l’on voit cette même et seule armée, par ailleurs financée en partie par les Etats-Unis d’Amérique et dont nombre d’officiers haut gradés sont en outre détenteurs de la majorité des richesses économiques de leur pays, suspendre la Constitution et dissoudre le Parlement, fût-ce pour répondre aux exigences des masses populaires ? Et que dire, sinon crier à l’imposture démocratique précisément, d’une armée qui vient d’interdire par décret, au prétexte de remettre ordre et discipline dans le pays, toute réunion syndicaliste et corporatiste ? Quant à la presse nationale, il semble bien que l’inamovible Maréchal Tantaoui, commandant en chef des formes armées égyptiennes depuis des années, ait donné l’ordre qu’elle soit efficacement contrôlée, sinon muselée, par la censure militaire !
D’où cette question, cruciale quant à l’avenir, à son succès réel et non apparent, de cette révolution : le fait d’avoir chassé un despote tel que Moubarak du pouvoir, signifie-t-il, pour autant, que son régime ait été, quant à lui, véritablement abattu, par-delà même les modifications de façade (tel le décrochage, dans l’enceinte des ministères, du portrait du Raïs) ? Cette ultime et regrettable mise au pas du peuple égyptien, par l’armée, nous induit - on le constate, hélas ! - à une réponse prudente mais nécessaire si, du moins, l’on ne veut pas gâcher les indubitables et formidables acquis de cette insurrection que tout porte à croire, en effet, historique. Ce serait en outre une très paradoxale et inédite conception de la démocratie, à faire se retourner dans leur tombe nos insignes Lumières de la Révolution Française de 1789, que d’appeler « démocratie », et lui faire ainsi la pire des injures, le remplacement d’une dictature politique (celle de Moubarak) par une dictature militaire (celle de Tantaoui) !
Davantage : sans vouloir jouer les Cassandre et encore moins les rabat- joie, lucidité et vigilance nous obligent-elles, par-delà notre enthousiasme, à ne pas négliger cet autre danger potentiel que représente, à l’autre bout de l’échiquier politico-idéologique égyptien, cette composante de l’islamisme radical qu’est celle des très intégristes « Frères Musulmans », dont le but déclaré est, insistent-ils, d’instaurer la charia.
Certes l’Egypte de 2011, sous Moubarak, n’est-elle pas l’Iran de 1979, sous le Shah. Et, comme le stipule l’adage populaire, comparaison n’est pas raison. Mais, enfin, voir l’ayatollah Khamenei, guide suprême de la République islamique d’Iran, l’une des pires tyrannies du monde (Sakineh en est un des exemples les plus douloureux), exulter face ce qu’il appelle là le « réveil islamiste » ne peut - le contraire s’avérerait aussi naïf qu’irresponsable - qu’inquiéter tout authentique démocrate. De même que pour les déclarations, tout aussi incendiaires à l’encontre de ce qu’ils nomment honteusement « l’ennemi sioniste » (Israël, en l’occurrence), de ces fanatiques et autres extrémistes que sont les chefs du Hamas (chez les Palestiniens de la Bande de Gaza) ou du Hezbollah (au Liban), si ce n’est, plus dangereux encore, les terroristes d’Al Qaïda.
C’est dire que le peuple égyptien doit subtilement naviguer à présent, pour se sortir de l’impasse et échapper définitivement à toute tentation totalitaire de la part de ses élites dirigeantes, entre deux autres maux toujours possibles : une dictature militaire et une dictature religieuse. Car c’est très probablement là, au sein de ce dilemme très serré, que se jouera en Egypte, au plus haut sommet de l’Etat cette fois, le prochain bras de fer.
Morale de l’Histoire, en attendant de rapides élections libres, équitables et transparentes ? A nous donc maintenant, démocrates d’Occident, de soutenir la jeunesse égyptienne afin que sa révolution, qui est un peu comparable à celle du Mouvement Vert en Iran, ne soit ni confisquée ni récupérée par quiconque. Ce serait là, en plus d’un scénario catastrophe sur le plan international, la pire des trahisons nationales !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, écrivain.