L’islamisme triomphe (retour sur le référendum turc du 12 septembre)
par Bruno de Larivière
jeudi 16 septembre 2010
Les résultats définitifs ont été communiqués à Ankara. La victoire du oui est large. Recep Tayyit Erdogan remporte une victoire personnelle, et renforce la position de son parti islamiste (AKP). Les conséquences en sont multiples...
« Ce sont ainsi 26 amendements qui sont apportés à la Constitution de 1982 (héritée du régime militaire) : le nombre de membres de la Cour constitutionnelle passe de 11 à 17 (dont 3 nommés par le Parlement) ; la Cour pourra désormais juger le chef d’Etat-major des armées ; les citoyens seront autorisés à saisir directement la Cour en matière de droits de l’homme et en dernier recours ; le pouvoir judiciaire ne sera plus autorisé à dissoudre seul un parti politique ; le Conseil supérieur de la magistrature passe de 7 à 22 sièges ; les fonctionnaires acquièrent de nouveaux droits (mais pas celui de faire grève) ; l’égalité des sexes est affirmée... » [L’Express] Le référendum ouvre par ailleurs la voie à un procès des militaires impliqués dans la répression de l’automne 1980. Les médias occidentaux se montrent donc favorablement impressionnés.
La Turquie trace sa voie vers plus de démocratie, juge Delphine Nerbollier dans La Croix à l’avant-veille du référendum. L’islamisme turc, parangon des vertus démocratiques ? La provocation implicite mérite le détour. La journaliste rappelle les exactions des militaires contre les civils, dans les mois qui ont suivi le coup d’Etat. Tirés de leur contexte, les événements deviennent simples, et les officiers turcs une confrérie de bourreaux sadiques. Lorsque le général Kenan Evren et les autres conjurés renversent le gouvernement légal, le pays patauge néanmoins dans les difficultés. Le développement planifié déçoit. Le chômage est généralisé et les Turcs subissent une forte inflation. L’appareil industriel péniblement mis en place après 1945 ne tient que par les barrières protectionnistes le protégeant de la concurrence étrangère. Les extrémistes de tous bords provoquent les forces de l’ordre ou s’affrontent dans la rue [Création du mouvement révolutionnaire DHKP-C en 1978].
Il ne s’agit certes pas de nier les arrestations sommaires et les exécutions qui ont suivi le 12 septembre 1980. Mais l’armée turque a rétabli l’ordre, puis laissé les autorités civiles revenir sur le devant de la scène. Si l’on n’oublie pas l’invasion de Chypre, ou l’éradication terrible des guérillas kurdes dans l’est du pays, il n‘en reste pas moins qu‘un problème apparaît. Les gouvernements civils, y compris le dernier en date ont au moins coopéré avec cette armée. Qui sait s’ils n’ont pas approuvé les opérations menées par les militaires ? Dans la partie septentrionale de Chypre, des milliers de paysans - souvent en provenance du cœur montagneux de la péninsule - ont participé à l’expropriation des civils chypriotes. Ils ont mis en minorité les Chypriotes musulmans. Renvoyer les intrus au motif d’une juste décolonisation mécontenterait les populations vivant aujourd’hui dans les régions émettrices. Le problème ne se pose pas encore, car les colons qui ne restent pas dans l’île s’expatrient en Europe occidentale, en Amérique du nord ou en Australie [source].
Il faut évidemment rapprocher cette histoire récente avec le oui au référendum et comprendre que la Turquie née du coup d’Etat ne plaît pas à tous les Turcs [voir Au pays déraciné]. Les électeurs de l’AKP ne sont pourtant pas tous des paysans arriérés. En périphérie d’Istanbul, les exclus de la croissance économique se comptent par milliers [voir Le barbare avait de l’humour]. L’opposition entre la capitale et la province transparaît dans les débats autour de la désignation des magistrats nommés au sommet de l’appareil judiciaire turc. « Les évolutions envisagées s’inspirent des systèmes existants en Europe », explique un militant islamiste la journaliste de La Croix. A ses yeux, l’opposition fait obstruction parce qu’elle « a peur des juges en provenance d’Anatolie, qu’elle considère comme étant des supporteurs de l’AKP. Résultat, ils étaient jusqu’ici systématiquement écartés des hautes cours de justice ».
La carte électorale tirée du référendum confirme cette tendance « La grande majorité des régions anatoliennes ont approuvé le projet constitutionnel, tout comme Ankara, la capitale, et Istanbul, cœur économique et culturel du pays. Les régions proches du parti d’opposition CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste) telles que l’Egée et la côte méditerranéenne ont en revanche rejeté le projet. » [La Croix] Gareth Jenkins, politologue britannique installé à Istanbul ne cache pas son pessimisme à Delphine Nerbollier. « Le gouvernement estime que c’est à son tour d’avoir les clés du système. Il y a de la revanche dans l’air, notamment contre l’armée. Les procès en chaîne, depuis 2007 [allusion à une tentative avortée de coup d‘Etat], entraînent une démoralisation très profonde des officiers. Au lieu d’abattre l’armée, il faudrait la réformer ». Recep Tayit Erdogan s’en prend encore une fois à l’institution militaire [source].
On notera que le zèle juridique du gouvernement varie selon les situations. Lorsque Monseigneur Luigi Padovese, le vicaire apostolique d’Anatolie est assassiné début juin, les autorités s’en tiennent à une enquête minimale [Illogisme incohérent contre cohérence schizophrène]. Aucun procès n’a pour l’heure fait la lumière sur ce crime [source]. On pourrait relever d‘autres incohérences politiques. Le premier ministre affaiblit l’armée, mais ne donne aucun signe d’apaisement aux Kurdes sommés de ne pas soutenir les rebelles du PKK [source]. Sur la question chypriote [Ironiser à Nicosie] la même impression prévaut. Le vice premier-ministre Cemil Çiçek a ainsi personnellement participé au trente-sixième anniversaire « de l’Intervention de paix du 20 juillet 1974 apportant la liberté aux Chypriotes turcs » [source]. Tout en promettant des avancées prometteuses, le gouvernement ne procède à aucun retrait des unités stationnées dans le nord de l’île. En direction de l’Arménie, les signes de bonne volonté s’arrêtent aux symboles [Un petit Turc qui cloche].
Le premier ministre témoigne d’un sens politique incontestable, quitte à user de la ficelle la plus démagogique, la focalisation sur un problème précis : ici, la place de l’armée dans les institutions. Y avait-il urgence ? Il a remporté une victoire personnelle mais accentue les divisions traversant la société turque. Pendant ce temps, les Occidentaux se leurrent. Le refus d’une intégration de la Turquie dans l’Union Européenne [Eviter la tête de Turc, mais tomber dans le panneau], loin d’affaiblir les islamistes de l’AKP, assoit leur position. Leurs électeurs craignent plus qu’ils n’aspirent à une intégration de leur pays dans une Europe présentée comme chrétienne. Sur le fond, l’amendement de la constitution de 1982 flatte la base islamiste tout en donnant le change à l’extérieur. Qui s’opposera à une modernisation de la constitution ? Sur le terrain diplomatique, le gouvernement de Recep Tayyit Erdogan rompt en outre avec une ligne pragmatique et modérée imposée précédemment par les militaires. En témoignent les discussions avec l’Iran [source] et les tensions avec Israël [source]. En somme, Mustapha Kemal a cru sortir de l’impasse ottomane en militarisant la Turquie de demain. Avec Erdogan, on contemple la démilitarisation de la Turquie d’hier : la voie turque contre l’impasse l’ottomane.
PS./ Dernier papier sur la Turquie : Un petit Turc qui cloche.
Incrustation : Recep Tayyit Erdogan (Université de Sherbrooke)