La crise de la Covid 19 peut-elle contribuer à mieux réguler l’évitement fiscal des multinationales ?

par Eliane Jacquot
mardi 10 novembre 2020

Le contexte

Nous savions déjà que les bénéfices des multinationales échappent aux taxes et aux impôts en utilisant les failles du système fiscal international. Nous assistons d'autre part à l'émergence de la concentration des entreprises de l'économie numérique en situation de quasi monopoles, Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft (GAFAM) qui affichent une santé financière insolente tout en pratiquant des abus de position dominante. De plus, les entreprise fortement numérisées créent des marchés très concentrés avec des barrières à l'entrée. Enfin,la complexification des chaines de valeur et la digitalisation de l'économie ont permis à des entreprises d'opérer dans des pays sans y avoir d'établissement stable ( 1). Pour mettre fin à ces distorsions de concurrence il conviendrait de casser l'avidité sans limites de quelques uns face à l'inaction, voire la complaisance des Etats nations.

Afin d'éviter ces dérives de la mondialisation, c'est plus que jamais le moment de s'attaquer à l'évitement fiscal parce que chaque année 40% des bénéfices des multinationales sont déclarées dans des paradis fiscaux comme l'ont montré les travaux de trios chercheurs dont Gabriel Zucman en 2018 dans « The Missing Profits of Nations ».

Parce que, selon l'OCDE, ces pratiques sont à l'origine d'une perte de recettes fiscales allant de 100 à 240 Milliards d'USD par an, équivalent à 4 à 10% des recettes mondiales de l'IS. En France, une étude du service de recherche du CEPII publiée en 2019 évalue à 36 Milliards d'Euros, soit 1,6% du PIB les profits non déclarés des multinationales venant éroder l'assiette d'IS de 29% en 2015. Les gouvernements du monde entier le savent et les incidences de ce phénomène, en pourcentage de pertes fiscales sont plus importantes dans les pays en voie de développement touchés de plein fouet par la crise sanitaire que nous vivons, réduisant leur capacité à s'attaquer à la pauvreté et aux inégalités.

Les avancées réalisées

Les négociations internationales ont franchi une étape décisive en 2019 afin de trouver une solution au problème de l' « érosion de la base d'imposition et de transfert des bénéfices » ou Base Erosion and Profit Shifting( BEPS). Les 137 pays participant à cette démarche initiée par l'OCDE sont parvenus à s'accorder sur deux « piliers » :

Le premier propose de redistribuer partiellement les bénéfices des entreprises aux territoires où l'activité a eu lieu « pays de marché », mais il semblerait que sa mise en application soit très complexe.

Le pilier 2 propose l'adoption d'un taux d'imposition effectif minimum ( 12% environ) générant des gains de recettes fiscales pour tous les pays et conduisant à réduire les transferts de bénéfices vers les paradis fiscaux.

Il est essentiel de coordonner ces actions au niveau international afin d'éviter des actions unilatérales nationales entrainant des doubles impositions. Mais les Etats-Unis ont quitté la table de négociation au mois de Juin de cette année car pour eux la démarche globale de taxation des profits du numérique est perçue comme une discrimination vis à vis des entreprises américaines, point de vue qui se fonde sur l'origine géographique des GAFAM. A ce propos, la Commission Européenne a calculé en 2017 l'écart de taxation entre les entreprises numériques qui s'élève à seulement 8,5 % conte 20,9 % pour les entreprises traditionnelles, ce qui est considérable.

Dans l'attente de solutions multilatérales en cours de négociation, la France a tenté d'introduire une taxe GAFA visant à imposer les géants du numérique qui affichent une santé financière insolente à hauteur de 3% du chiffre d'affaires réalisé dans l'hexagone. Votée en Juillet 2019, elle a été suspendue en raison des menaces de boycott des produits français par l'administration Trump qui refuse son principe. Bruno Le Maire a aussi proposé que l'Union Européenne prépare sa propre taxe GAFA , en cas d'échec des négociations internationales. Mais l'Union Européenne qui ne reconnaît pas l'Irlande, le Luxembourg, Malte et les Pays-Bas en tant que centres financiers offshore, est-elle vraiment prête à lutter contre l'évitement fiscal des multinationales ? Souvenons-nous des multiples et intempestives déclarations à la presse du Commissaire à la fiscalité en 2019. Mise en oeuvre au niveau de l'UE, la taxe GAFA ne rapporterait que 5 Milliards d'Euros par an, somme très en deçà de la solution globale prônée par l'OCDE. De plus ces initiatives unilatérales se révèlent couteuses pour les différentes administrations fiscales.

A ce stade, les négociations internationales viennent d'être prolongées jusqu'à la fin du premier semestre 2021 et l'on peut estimer qu'en l'absence d'un accord, l'économie mondiale pourrait perdre jusqu'à 100 Milliards d'USD de recettes fiscales, et accentuer la guerre commerciale entre les deux principaux marchés mondiaux, UE /Etats-Unis.

D'où l'importance d'une volonté politique au niveau de tous les pays signataires dans cette bataille essentielle de l'évitement fiscal des entreprise internationales.

Au delà des obstacles politiques

La mise en œuvre des réformes du système fiscal international nécessite des données précises sur l'activité des multinationales, à savoir :

 L'introduction d'un taux effectif minimum mondial d'imposition des sociétés de 12% environ , qui repose sur une coopération entre les différentes autorités fiscales.

 La mise en place d' « un protocole rigoureux et unifié de reporting pays par pays avec une définition plus claire des bénéfices imposables, du chiffre d'affaires, de la destination des ventes ainsi que des règles de consolidation. »(2)

Cette initiative internationale visant à démanteler les stratégies d'optimisation fiscale devait être établie au titre de l'exercice 2016, mais sa mise en application n'a pas encore eu lieu. En France cette mesure a été censurée à la fin de l'année 2016 par le Conseil Constitutionnel alors que ces dispositions s'appliquent depuis 2014 aux banques. Les « Sages » ont ainsi fait primer la défense des privilèges des grandes entreprises au détriment de l'intérêt général.

La déductibilité des frais financiers de la base de l’impôt sur les sociétés permet à une multinationale de transférer ses profits vers des paradis fiscaux par le jeu de la dette. Il conviendrait à l'avenir de rapprocher l’assiette de l’impôt du cash flow d'exploitation et non plus du résultat comptable.

Les prix de transfert sont des transactions entre filiales d'un même groupe de sociétés portant essentiellement sur des actifs incorporels ( brevets, marques, prestations de R&D) qui permettent de transférer les bénéfices de pays à fiscalité élevée vers ceux à faible fiscalité. C'est le principal instrument d'optimisation fiscale des multinationales.

 

Face à l'avancée considérable des actions coordonnées par les services fiscaux de l'OCDE visant à garantir un environnement fiscal plus transparent, nous avons vu que l'on se heurte à la fois à des obstacles politiques et à la complexité des techniques d'évitement fiscal. Il convient de souhaiter que la pression de la société civile s'accroisse au moment où la crise sanitaire et économique pèse lourdement sur les budgets nationaux. La situation dégradée des déficits publics des Etats nations impose de récupérer ces sommes considérables qui échappent à l’impôt.

 (1) La résidence fiscale d'une société est le lieu où elle a son siège de direction effective . Elle y possède un établissement stable au sens des conventions fiscales internationales , et elle est soumise à l’impôt local .

(2) Note Conseil d'Analyse Economique n° 254 Novembre 2019 .

 


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