La société nord-africaine de l’ère précoloniale à nos jours

par Tahar Hamadache
mercredi 12 décembre 2007

S’attacher à déterminer les multiples origines de la société nord-africaine initiale puis algérienne particulièrement exigerait de faire des études à la fois anthropologiques, sociopolitiques et historiques. On dirait, il est vrai, que les Croisades et l’épopée de la secte Ismaélite ainsi que la chute de l’Andalousie musulmane aient caché toute l’histoire des peuples et des régions qui n’y étaient pas territorialement ou centralement impliquées. Ceci rend de telles études assez difficiles.

Mais cette difficulté ne signifie pas inexistence de culture, d’histoire, d’implication par un moyen ou par un autre dans tout ce qui touchait au vieux monde : la somme des idéologies qui ont eu cours, à un moment ou à un autre, en Afrique du Nord, avant la colonisation française jusque dans l’Antiquité, est extraordinaire en réalité. Les brassages de cultures, de mœurs, de langues et de façons d’appréhender le monde, voire l’univers, sont d’autant plus variés. A cela, s’ajoute le fait que le moindre hameau pouvait, à l’époque, s’en trouver illustre par la grâce d’un chef de guerre, d’un orateur hors-pair, d’un ascète vénéré, d’une école que l’on vient fréquenter de très loin, etc. La société n’était pas du tout loin des évolutions politiques car, en plus de la vie sociale, traditionnelle, qui obéissait à des canons propres, il y avait aussi cette quête permanente de l’antenne locale au niveau des chapelles, établies ou naissantes, en même temps qu’il y avait ce souci, quasi culturel, d’élaborer sa propre synthèse, conformément aux exigences du temps contemporain, au niveau du groupe.

Que l’on imagine, par exemple, les joutes poétiques dans la Kabylie d’avant la colonisation : chaque poète pouvait à la fois se réclamer d’une tribu et du pouvoir central qui a obtenu le soutien ou l’allégeance de cette tribu ou de l’idéologie qui yest majoritaire, comme il pouvait apparaître réfractaire alors qu’il faisait simplement de la propagande au service d’un pôle naissant qu’il soutenait à son corps défendant. Que l’on imagine, par exemple, les débats politico-théologiques qui prévalaient dans la Soummam d’avant l’arrivée des Roumis, pendant qu’il y avait co-présence de plusieurs écoles islamiques concurrentes, avec parfois des traditions qui remontaient jusqu’aux devanciers d’Ibn Khaldoun et qui étaient donc établies avec le soutien des royaumes successifs qui avaient obtenu la grâce des habitants de Béjaïa, voire de l’une des fractions réfractaires, comme l’étaient avant les Ottomans, les populations qui étaient davantage acquises au royaume tlemcénien des Zianides ! Que l’on imagine la profusion des débats contradictoires entre tenants des diverses confréries établies dans la Soummam d’avant la pénétration française : en plus de la puissante confrérie des rahmaneyya, il y avait une dizaine de confréries en même temps qu’il y avait des villes importantes (Béjaia, la Kalaa des Ath Abbas, Medjana...), des villages fortement structurés qui charriaient parfois des millénaires d’histoire par moment prestigieuse. Puisque force débats il y avait, on peut a posteriori déduire qu’il y avait recherche de nouveaux horizons, que cela impliquait profondément la société.

Ces débats avaient été rompus par l’intrusion de l’éléphant colonial. La révolution avait été étouffée dans l’œuf, mais les débats qui la précédaient avaient changé de nature, d’objectifs, tout en manquant cruellement de moyens d’être menée à terme. Avec le temps, à cette révolution qui, pendant plus d’un siècle, avait été réfrénée, d’autres donnes avaient été introduites, très souvent en bouleversant toutes les structures de raisonnement antérieures. Il fallait trop souvent user de raccourcis dans une société où, à l’origine, l’adhésion de l’individu ou du groupe requérait une compréhension méticuleuse de l’objet de la sollicitation. L’exil ou la mort au combat d’un trop grand nombre de savants et de connaisseurs avaient désempli les rangs de l’élite sociale ; ceux qui restaient étaient contraints à une clandestinité inaccoutumée qui ne faisait pas la parfaite correspondance avec la discrétion séculaire : ce qui rendait le rôle des « savants » compromis avec les forces coloniales plus néfastes que nature du fait qu’ils avaient entraîné toutes leurs références et tous leurs semblables dans la suspicion de compromission.

La nouvelle tâche de survie collective a alors évolué, contrainte de toutes parts. Il fallait réaliser la mise à jour du patrimoine cognitif antérieur, la compréhension approfondie des nouvelles donnes introduites par la colonisation, par le colonialisme et, aussi, grâce au contact avec d’autres sociétés colonisées, avec d’autres courants d’idées, alternatifs et échappant à la compromission car nouveaux et s’opposant au mal suprême : le colonialisme. La tâche est devenue d’autant plus malaisée que l’Algérie actuelle avait beaucoup moins d’atouts pour assurer l’avancée de cette tâche que ses voisins tunisien et marocain. Ce n’était plus comme après l’établissement du califat musulman sur l’Afrique du Nord, quand, au bout de cinquante ans seulement, trois royaumes, libres en Ifriqia occidentale et centrale, autonome en Ifriqia orientale, se détachaient de l’empire et promouvaient de nouveau leurs propres modes de gouvernance, avec des écarts idéologiques qui sont allés jusqu’à légitimer le kharidjisme, banni en islam sunnite, en tant qu’idéologie du royaume central.

Plus encore, il fallait réaliser une synthèse entre les savoirs d’appartenance et les savoirs de libération et de modernisation. On pourrait dire que nous sommes encore, quoique nous frôlons peut-être le bout de cette peine, dans cette phase. N’est-ce pas ce que nous révèlent à la fois les controverses excessives entourant l’interprétation la plus judicieuse de l’alinéa de la proclamation du 1er novembre au sujet du rapport entre la République démocratique et sociale d’une part, et les principes islamiques d’autre part ? N’est-ce pas important de noter, à ce propos, l’évolution de l’attitude officielle vis-à-vis de la culture populaire au point de consacrer les victimes du Printemps noir 2001 de « victimes du parachèvement de l’identité nationale » ?

S’il était logique qu’une puissance coloniale se remette en question, fasse le bilan scientifique de son action sur les plans culturels, sociétal, historique et politique, cela aurait pu favoriser une plus grande célérité, voire une maturité mieux réussie, de ces débats hautement exaspérants puisqu’ils soulèvent à la fois tous les enjeux de société, de groupes et d’individus, chacun selon son apport, ses avantages et les préjudices subis ou craints. Cela aurait pu constituer une sorte de socle commun à deux nations en prévision des épreuves, parfois communes, actuelles. Il serait plus raisonnable de souhaiter que cela ne constitue qu’une tâche qui se déroule en arrière-plan, en Algérie même ou principalement par le moyen d’Algériens, et dont on saisira l’accomplissement d’elle-même, une fois que le consensus sur l’avenir, commun aux Algériens, aura été dégagé.

Octobre 2007,

Tahar Hamadache


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