La Turquie : l’état profond est dérangé

par Aldous
jeudi 12 janvier 2012

La débat sur la loi française pénalisant le négationnisme et les menaces de représailles brandies par la Turquie ont fait couler pas mal d’encre ces derniers temps. Mais derrière une apparente immobilité ce combat a fait radicalement évoluer la société turque.


Illustration : "L'état profond est dérangé" dit la légende.

On a pu lire les habituels poncifs sur le sujet qui peuvent laisser à penser que la reconnaissance du génocide arménien est un combat de don Quichotte ou qu’il est instrumenté sans autres résultats que de flatter l’électorat de la diaspora arménienne.

Or rien n’est plus éloigné de la réalité et si la réaction officielle de la Turquie semble immuable et prévisible, cette apparente permanence cache une considérable évolution de la société turque.

Au point qu’il est désormais possible de lire dans les colonnes d’un quotidien national tel que Zaman un article qui aurait valu a son auteur une exécution sommaire par les barbouzes de « l’état profond » il y a seulement quelques années.

Son auteur est Orhan Kémal Cengiz, fondateur de l’ONG turque Human Rights Agenda Association et du Civil Society Development Center , qui publie aussi des articles dans Radikal.

Cet article est passé inaperçu en Europe, et pourtant il est, sans exagération, fondateur d’une nouvelle ère en Turquie. Une ère intellectuelle et non un ère politique car le politique garde en Turquie un combat de retard, comme nous allons le voir.

En effet, un simple article ne peut à lui seul mettre un terme au système fasciste et mafieux qui gangrène l’état turc et qu’on appelle « état profond » mais parce qu’il a ouvertement dit où se situait le problème, montré du doigt le rôle fondateur du génocide arménien dans son établissement et accusé sans détour les véritables coupables, non seulement des meurtres politiques et racistes qui ont parsemé l’histoire de la Turquie moderne mais aussi identifié les complicités qui ont permis à ces criminels de demeurer impunis jusqu’à ce jour.

 

Le corps de Hrant Dink tué en 2007.

L’état et la justice turque n’ont pas effectué le nettoyage des écuries d’Augias qu’auraient pu être les procès des meurtriers de l’écrivain turco-arménien Hrant Dink et du gang Ergenekon.

Mais la société turque a commencé à ouvrir les yeux sur son passé, a voir au delà de la fiction nationaliste qui pesait comme une chape de plomb depuis 1915 et « l’état profond » est désormais dans une situation qui le met sur la défensive : il est exposé à la lumière et au jugement de ses compatriotes.

Un passé revisité est aussi par l'écrivain turque Fethiye Çetin qui dans "Le Livre de ma grand-mère" évoque sa grand mère qui était une de ces survivantes du génocide arménien, que le régime Jeune-Turc a inégré aux familes turques pour les "moderniser".

Bien sûr, le gouvernement reste droit dans ses bottes et proteste contre la loi française, mais avec moins de véhémence que jadis.

Les années qui vienne vont mettre à rude épreuve ce jusqu’auboutisme : En juin 2012, la république de Chypre prendra la présidence de l’UE pours 6 mois. Une république de Chypre dont 74% du territoire est occupé par l’armée turque et avec qui la Turquie refuse tout contact diplomatique.

Le gouvernement turc devra alors faire un choix entre le discours modéré qu’il tient à l’UE et celui intransigeant qu’il tient à son état major.


Un autre rendez-vous important qui attend la Turquie est celui de 2015 qui sera le centième anniversaire du génocide arménien. Un génocide que le journaliste Orhan Kémal Cengiz, qualifie de « grand crime » fondateur.


 L'invasion de Chypre en 1974 (affiche de propagande turque)


Dans la société turque, le temps de l’introspection est venu. Même si le gouvernement, l’armée et la justice turque y sont rétifs, la parole a été libérée et il ne sera pas possible de revenir en arrière.

Les évènements mettent donc la Turquie est au pied du mur et l’obligent à se confronter avec ses fantômes.

Après 95 ans d’état profond, le temps approche de la réforme inévitable qui divise profondément la société turque entre jusqu’au-boutistes et réformateurs sans qu’il soit possible de prédire aujourd’hui quelle en sera l’issue.

Dans ces moments délicats, la constance et la fermeté des partenaires internationaux de la Turquie sera déterminante.

Aldous.

Voici donc ma traduction de l’article d’Orhan Kémal Cengiz publié en 2011 par le quotidien Zaman

Version anglaise ici : http://www.todayszaman.com/mobile_detailc.action?newsId=232806

 


1915 et le meurtre non résolu de Hrant Dink

Quand des crimes majeurs sont commit dans un pays, un équilibre nouveau s'établit aussitôt. Soit on s'élève contre ce crime, soit il affecte tout ce que l'on entreprend.

 Après 1915 un ordre nouvel équilibre a été établi en Turquie.

Les gouvernements sont passés, des premiers ministres ont été élus et défaits, des juntes militaires ont renversées des gouvernements et tant d'autres événements se sont succédés mais les fondamentaux de l'ordre politique et légal sont demeurés immuables. Le grand crime devait être tenu secret ; jamais il ne devrait être dévoilé.

A partir de 1915 nous avons créé une identité binaire pour la société turque. Notre véritable "nous" a été enterré avec tous les autres souvenirs dans le subconscient collectif et une "image idéale" a été créée pour le remplacer. Selon cette "image idéale" nous étions supposé être une nation toute neuve qui s'est forgée elle même des ravages de l'empire ottoman.

Cependant il n'y avait rien de neuf dans cette "nouvelle" nation. Les meurtres, les assassinats et les massacres ont simplement continué. Pour ce "nous" aliéné le nombre des "autres" décuplait chaque jour qui passait. Les non-musulmans, les Kurdes, les gauchistes, les musulmans pratiquants et les Alevis ont tous été transformé en "autres" alors que l'aliénation du "nous" s'approfondissait.

Qui donc étaient les citoyens de ce pays et qui en étaient les ennemis ?
Pourquoi donc avions nous autant d'ennemis ?

Afin de maintenir cette identité, nous avons continué de terroriser les non-musulmans ; Les Alevis ont été massacrés pour préparer le terrain à des opérations militaires ; des centaines et des centaines de villages kurdes ont été brulés ; les musulmans pratiquants ont été opprimés ; les intellectuels ont été tués un à un.

Aucun des auteurs de ces crimes n'a jamais eu à rendre des comptes pour ce qu'il avait fait. De même que ceux qui avaient perpétré le grand crime, les auteurs de chacun de ces crimes ont bénéficié d'une totale impunité.

Les lecteurs réguliers de ces colonnes connaissent l'importance que j'accorde aux procès de l'état profond qui ont débuté en 2007. En diverses occasions, j'ai aussi essayé d'expliquer pourquoi ces dossiers n'avaient pas pu être traités et pourquoi il s'avère impossible de révéler les crimes commis contre les non-musulmans et les Kurdes.

Ces cas ont la capacité de mettre un terme à la structure monolithique de l'état (profond) turc.

Il est vrai que nous vivons de ce fait dans une atmosphère relativement paisible en ce moment, mais à cause de la nature politique de ces dossiers (qu'on focalise uniquement du point de vue de la tentative présumée de coup d'état), ils n'entrainent pas un réel nettoyage du système.

Si nous comprenons touts ces aspects, nous pouvons aussi comprendre pourquoi Hrant Dink a été tué, et pourquoi ; en dépit de toutes le preuves, le procès de son meurtre n'a aboutit nulle part.

Dink, en tant qu'Arménien parlant librement, a toujours été une cible pour la machine meurtrière de l'état profond.

Cependant, mon opinion est qu'il y a un propos particulier qui en a fait un homme à abattre.

Il a dit que Sabiha Gökçen, la fille adoptive de Mustafa Kemal Atatürk, était en fait une orpheline arménienne.


(Sabiha Gökçen, première aviatrice turque et fille adoptive de Kemal Atatürk était une orpheline arménienne selon Hrant Dink)

Cette affirmation menaçait notre monde "binaire".

L'affirmation de Dink était une attaque dévastatrice en plein cœur du tabou ; Il nous forçait à nous confronter avec notre passé sur un plan émotionnel, lequel est le seul moyen d'entrer en contact avec le contenu de notre subconscient et la véritable autosuggestion qui se cache en dessous.

Depuis le jour de son assassinat, nous savons qu'il a été tué par cet obscur spectre qui hante notre pays depuis 1915. Les tueurs ont été engagé ; un pan des forces de la sécurité nationale préparaient la tuerie cependant que l'autre pan savait parfaitement ce qui allait se produire et se taisait alors qu'il assistait à chaque étape des préparatifs.

Aujourd'hui, alors que de nouvelle preuves fuitent, nous disposons de plus de détails, de davantage de pièces du puzzle. Aujourd'hui, nous savons que l'avocat qui a attaqué Dink sur les bases d'un soi-disant dénigrement de l'identité turque était en relation étroite avec la gendarmerie, avec qui il parlait au téléphone avant et après la moindre action contre Dink. L'avocat est un des principaux accusés dans le procès Ergenekon. Nous venons d'apprendre que le chef de la gendarmerie de Trébizonde, qui a caché des rapports de renseignement indiquant que Dink allait être tué, était en contact très étroit avec Veli Küçük, une figure centrale du gang Ergenekon.


A gauche le "sympatique" Veli Küçük lors de son procès (2011).


Il y a tellement d'autres preuves qu'elle permettent de nous faire une idée claire du tableau dans son ensemble.

Hrant Dink a été tué par le système en place en Turquie.

Ce meurtre demeurera non résolu tant que nous ne nous confronteront pas avec le système qui permet à tous ces meurtres de se produire. Si nous résolvons le meurtre de Hrant Dink, dont toutes le preuves et tous les liens sont réunis, nous mettront un terme au système établit dans ce pays en 1915.

Cela est clair comme du cristal et pourtant demeure invisible.

Nous ne le verrons que lorsque nous serons prêts !

Orhan Kémal Cengiz. (Zaman)


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