La vérité dite aux Musulmans d’Occident (2)

par Bruno de Larivière
mercredi 28 mars 2012

Après une tribune et un premier épisode sur la naissance du malentendu entre l'Occident et l'Orient, voilà maintenant le temps des Révolutions...

(Suite du premier épisode) Le siècle devait s'achever avec le roi le plus populaire de son temps. Il s'arrêta en 1792 par la proclamation de la Première République. Les questions financières avaient précipité la convocation des Etats Généraux, et dans un mouvement imprévu, la Constituante avait accouché de la Convention. Huit décennies plus tôt, Utrecht avait autorisé une paix sur le territoire français comme il n'y en avait jamais eu par le passé ? La Révolution précipita le continent dans une nouvelle guerre de Trente ans qui déborda au sud de la Méditerranée...

Celui qui se rendit indispensable au Directoire (1795-1798), Bonaparte, sortait des rangs d'une petite noblesse provinciale qui jusque là ne pouvait progresser dans la hiérarchie militaire, faute de titres et d'appuis suffisants. Dans cette armée en gestation, tous escomptaient obtenir une place au soleil. Beaucoup défendaient les mérites d'une sélection des officiers par le mérite et non par la naissance. Le maréchal de Guibert (1743-1790) et son Essai général de tactique (1772) révolutionnait la pensée militaire.

L'armée française se transformait, forte des apports de Frédéric II à l'art de la guerre : ordre oblique contre l'ordre mince. A Marengo, le choix est vite fait (source). Bon an, mal an, le corps des officiers se professionnalisait, avec des écoles de cadets dépendant de l'Ecole Militaire de Paris. Dans celle de Brienne, le jeune Bonaparte arriva à l'âge de dix ans (1779) et en repartit à quinze. Mais d'autres suivaient ou le précédaient de peu : Moreau (1763-1813), Hoche (1768-1797), Marceau (1769-1796), Desaix, le sauveur de Marengo (1768-1800), ou encore Kleber (1753-1800). Tous présentaient peu ou prou les mêmes qualités intellectuelles et morales : curiosité, goût pour les sciences et les lettres, vivacité du jugement dans l'action, courage personnel au plus fort de la bataille. Les deux derniers participèrent à l'expédition d'Egypte.

Bonaparte était-il un précurseur, ou suivait-il un mouvement préexistant ? Fadi El Hage (RHA n°259 / 2010) montre fort opportunément qu'il est vain de vouloir trancher : l'Empereur exilé à Saint-Hélène s'est évertué à brouiller les pistes, à réécrire l'histoire pour la présenter mâchée à ses commentateurs. Il ne voulait aucun rival entre César et lui. Les historiens éprouvent encore aujourd'hui les plus grandes difficultés à s'extraire de ce Mémorial vénéneux. Je ne m'y risquerai pas moi-même. César avait offert la Gaule à Rome pour plusieurs siècles. Napoléon laissa la France plus réduite qu'il ne l'avait trouvée à son élection comme Consul. César n'avait plus que des rivaux politiques, Napoléon élimina physiquement la plupart et salit les autres, tout en permettant à l'Angleterre de régner sur le monde pour un siècle, débarrassée qu'elle était d'une marine française anéantie.

César avait ancré l'Afrique à l'Empire romain. Napoléon y trouva l'occasion d'accroître durablement le malentendu entre l'Occident et l'Orient. L'expédition d'Egypte (carte ci-dessus et historique) fut un gigantesque fiasco militaire (Une poignée de noix fraîches) au cours duquel des milliers de soldats et de marins (Aboukir) trouvèrent la mort. Si Desaix, le Sultan de la Haute Egypte s'en sortit vivant, Kleber n'eut pas cette chance : lui qui le lendemain du départ de Bonaparte en août 1799, se déplaça dans la ville du Caire, précédé de deux colonnes de soldats tapant le sol de bâtons et criant devant eux en arabe : "Voici le général en chef, musulmans, prosternez-vous !" (source). Kleber poignardé le 14 juin 1800, ce fut le général Menou, officiellement converti à l'Islam qui signa la capitulation française...

Le corps expéditionnaire ouvrit certes la voie à des découvertes scientifiques majeures, en particulier dans le domaine des Antiquités, mais aussi à l'épanouissement des arts (source). C'était à double tranchant. La mise à jour des ruines de l'Egypte ancienne jetait à la face des habitants de la vallée du Nil qu'une civilisation brillante avait surpassé la leur, sur les mêmes emplacements. Ils prenaient de plein fouet cette nouvelle par l'entremise d'une armée d'Européens débauchés et sanguinaires qui les humiliaient par leurs techniques civiles et militaires, par leur organisation administrative.

Sans l'expédition d'Egypte, l'Angleterre n'eut pu avancer ses pions au Proche-Orient. Bonaparte donna indirectement naissance à Mehemet Ali, fondateur de l'Egypte dite contemporaine  : '80 millions d'Egyptiens'. On présente ce dernier comme un grand modernisateur, plus rarement comme celui qui transposa dans la société musulmane de son pays le pire des legs napoléoniens : l'assujettissement de la population à l'homme de guerre, au souverain et au chef charismatique et/ou religieux. Avant Mustapha Kemal. En Europe, le Pape avait résisté péniblement à l'Usurpateur  ; en Afrique du Nord, les oulémas chavirèrent. Al Azhar fermée par les Français, dont la grande mosquée avait subi les derniers outrages, devint l'université-croupion de l'autocrate (source).

Un monde est né tandis que Haydn composait et faisait jouer sa Création (1796-1798)

Je surligne cette campagne d'Egypte sans évidemment méconnaître l'extraordinaire ampleur de l'histoire européenne de 1793 à 1815. Dans la geste napoléonienne, il faut cependant extraire encore l'invasion de l'Espagne en 1807 (voir premier épisode). Napoléon synthétisait en effet les idées de son époque. Le mépris de l'Espagne camouflait une grande méconnaissance de sa géographie et de son histoire. Les Espagnols étaient censés préférer les Bonaparte aux Bourbons. Les catholiques mi-juifs mi-musulmans allaient accueillir à bras ouverts les armées révolutionnaires. La marche sur Madrid se déroulerait sans heurts ni difficulté. La péninsule servit en tout cas de tombeau à une bonne partie de l'armée napoléonienne, l'autre s'enterrant entre Friedland et Moscou. Désastre, encore...

Au prochain épisode, l'histoire se poursuit de l'Espagne à l'Algérie, avec une rivalité grandissante entre Français et Anglais...


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