La vérité dite aux Musulmans d’Occident (3)
par Bruno de Larivière
mardi 3 avril 2012
Après une tribune et un premier épisode sur la naissance du malentendu entre l'Occident et l'Orient, puis un deuxième épisode sur le temps des Révolutions, voilà maintenant les bouleversements du XIXème siècle...
Juin 1815. A Vienne, les représentants des grandes puissances scellèrent le nouvel équilibre européen. Rien de ce qui touchait au monde méditerranéen ne fut néanmoins abordé à cette occasion, en dehors des Etats italiens sous influence autrichienne. Dans l'acte final du traité, on signalait certes la présence d'un représentant du roi - 'Don Pierre Gomez Labrador, chevalier de l'ordre royal et distingué de Charles III, son conseiller d'état' - mais l'Espagne meurtrie par sept années de guerre restait en dehors des débats.
Sept ans plus tard, le Congrès de Vérone ouvrit la porte à une intervention militaire française (Prise du Trocadero en août 1823). Chateaubriand se vanta par la suite d'avoir été déterminant. L'intervention devait autant à l'obsession de la diplomatie française de revenir sur le devant de la scène internationale, qu'à l'envie de briller de l'homme de lettres. Son triomphe éclata bientôt sous sa propre plume, même s'il étalait par la même occasion son ignorance méprisante.
L'auteur du Génie du christianisme vantait les mérites géopolitiques d'une expédition militaire lancée pour secourir Ferdinand VII menacé par les Libéraux, autant dire une médiocre imitation de l'invasion napoléonienne synonyme pour les habitants de la péninsule d'oppression et de persécution anti-catholique...
'' Les Espagnols sont des Arabes chrétiens ; ils ont quelque chose de sauvage et d'imprévu. Le sang mélangé du Cantabre, du Carthaginois, du Romain, du Vandale et du Maure, qui coule dans leurs veines, ne coule point comme un autre sang. Ils sont à la fois actifs, paresseux et graves. 'Toute nation paresseuse, dit l'auteur de l'Esprit des Lois en parlant d'eux, est grave, car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverain de ceux qui travaillent.' Les Espagnols ayant la plus haute idée d'eux-mêmes, ne se forment point du juste et de l'injuste les mêmes notions que nous. Un pâtre transpyrénéen, à la tête de ses troupeaux, jouit de l'individualité la plus absolue. ''
Au Congrès de Vienne, personne ne représentait l'empire Ottoman, pourtant pleinement européen grâce à ses possessions balkaniques (cartes) : les Serbes s'agitaient pourtant dans le nord des Balkans - voir Le pont sur la Drina d'Ivo Andric -, les armées russes piaffaient aux frontières de l'Empire, et l'Egypte allait échapper au contrôle d'Istanbul, sous la férule de Méhemet Ali (voir épisode précédent)
Celui qui avait fait trembler l'empire Ottoman sur ses bases sut toutefois se rendre indispensable en rétablissant l'autorité du Sultan dans les Lieux Saints du Hedjaz, puis dans le Nedjd. En septembre 1818, le chef des insurgés arabes se rendit aux Egyptiens qui l'exécutèrent séance tenante. Le premier soulèvement anti-ottoman dirigé par l'ancêtre de la dynastie Séoud avortait, avec sa révolution religieuse, le wahabbisme (source).
*
L'empire Ottoman exposait aux yeux des Européens sa fragilité ? Les observateurs ont glosé par la suite sur ce que l'on commençait à appeler la question d'Orient. Un premier malentendu s'est développé à partir de là, toujours tenace. Le Royaume-Uni, la Russie et la France ne s'intéressaient à l'empire Ottoman pour aucune des raisons présentées par la suite comme centrales. Il n'y avait avant le percement du canal de Suez et l'exploitation des gisements de pétrole du Moyen-Orient qu'une logique de puissance. Le nationalisme arabe, s'il était éventuellement reconnu sur le continent, ne pouvait être comparé aux nationalismes européens, jugés à l'époque d'essence supérieure : le soutien à la grande révolte arabe, sous l'instigation de Lawrence intervint beaucoup plus tard, après 1914.
L'empire Ottoman n'était pas regardé comme menace musulmane : et pour cause, il s'affaiblissait par l'action même des gouvernements européens. Ceux-là ne poursuivaient aucun objectif religieux, au contraire de ce que des observateurs extra-européens pouvaient le supputer.
Les puissances temporelles avaient en effet réglé leurs propres questions religieuses par inféodation - celle de l'Eglise anglicane par la Couronne britannique, celle de l'Eglise orthodoxe russe par le Tsar - et/ou par sécularisation. L'Eglise catholique en France, depuis la période révolutionnaire et malgré les tentatives stériles de Charles X demeurait hors du champ politique. Les musulmans de l'empire Ottoman qui voyaient l'arrivée des Européens comme des nouveaux Croisés se trompaient. La confusion n'embarrassait guère leurs ennemis occidentaux.
L'Empire cédait sous les coups de boutoirs des Européens. Dans les Îles Ioniennes un temps récupérées sur les Vénitiens puis occupées par les troupes napoléoniennes, les Britanniques s'installèrent en 1815. Dans le même temps, les indépendantistes grecs provoquaient les troupes impériales tout en appelant à l'aide les Occidentaux. Pour cela, ils mettaient en avant l'histoire antique (comte Capodistria) ou bien l'héritage des Lumières (prince Ypsilanti) plutôt que la défense de la sainte église orthodoxe.
Leur lutte captiva l'opinion publique occidentale, à la suite des hommes de lettres : Louis de Bavière dont le fils devint le premier souverain (absolu !) de Grèce, Victor Hugo, François-René de Chateaubriand ou encore lord Byron, qui décéda à Missolonghi en 1824 des suites de la malaria. Les chrétiens horriblement massacrés à Chios par les troupes ottomanes inspirèrent un tableau à Delacroix et arrachèrent des vers mémorables à l'auteur d'Hernani
'' Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil,
Chio, qu'ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un choeur dansant de jeunes filles.Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée. [...] '' L'enfant, Victor Hugo
Ces milliers d'innocents égorgés par la soldatesque ottomane signaient pourtant la faiblesse militaire des indépendantistes grecs et la légèreté du serment d'Epidaure. Personne ne se préoccupait en outre des morts occasionnés par la guerre civile qui déchira le Péloponnèse préalablement vidé de ses habitants non Grecs (...). Celle-ci se développa après le départ du corps expéditionnaire français (dit de Morée, 1828-1833) débarqué à la suite de l'attaque-surprise de Navarrin le 20 octobre 1827. On ne pleura pas davantage la dégradation du sort de centaines de milliers de chrétiens sujets du sultan en Asie mineure. Phanariotes ou non, ils devenaient soudain suspects de trahison aux yeux de l'autorité ottomane : Une poignée de noix fraîches.
*
En Méditerranée occidentale, les Français débarquèrent à Alger sans pressentir le caractère durable de leur installation. Durant la décennie 1830, les militaires s'aventurèrent tout juste dans la plaine de la Mitidja. Mais jusqu'à la proclamation de la monarchie de Juillet, les desseins de la France restaient confus :
'' A plusieurs titres, l’armée française démontre l’inconsistance des hommes politiques – y compris un ancien militaire comme Soult – dans la décennie 1840. Seul Bugeaud est cohérent dans son projet de colonisation. Alors que les troupes françaises font couler le sang en abondance – sur ordre, et dans la légalité relative de l’opération – on minimise à Paris cette confrontation entre l’Europe et l’Afrique du nord. Si Jean-Pierre Bois montre que seuls les militaires prennent réellement en compte l’aspect religieux, Bugeaud et la majorité (totalité ?) des officiers envoyés à l’époque en Algérie ne conçoivent la confrontation entre Arabes et Français que comme celle du fanatisme d’un côté et du progrès de l’autre. Pour les dirigeants politiques français, la conquête apporte les Lumières à l’Afrique, mais pas de religion officielle de substitution. Pour les Arabes, ce sont pourtant bien des chrétiens qui les envahissent.'' Réflexions sur la colonisation de l'Algérie à l'époque de Bugeaud.
La décennie 1840 marqua aussi une rupture à l'Est. La participation ottomane à l'inutile et très coûteuse guerre de Crimée ruina le trésor ottoman. Les Russes s'alliant aux Orthodoxes de la péninsule balkanique, visaient également les revers méridionaux du Caucase dès le début de la deuxième moitié du XIXème siècle.
L'empire Ottoman fléchissait sous les coups, mais sa faiblesse résultait de de son organisation géopolitique. L'impossible gestion d'un empire aux dimensions phénoménales se ressentait aussi bien à Istanbul qu'à Vienne ou à Moscou. Et les Européens ignoraient délibérément les tentatives de réformes profondes (tanzimat) initiées par le Sultan ou son entourage sous l'influence de l'Occident, dans la période qui précéda l'intronisation d'Abdülhamid II en 1878.
Le sort des chrétiens sujets ottomans indifférait globalement les gouvernements occidentaux. Cette règle souffrit deux exceptions : au Liban et en Palestine. Dans le premier, les chrétiens Maronites attirèrent l'attention quand il apparut que le Liban déstabilisé par les incursions égyptiennes et placé sous l'autorité directe du pouvoir central pouvait s'ouvrir à une entreprise de colonisation. Beyrouth aiguisait l'appétit des Français. De fait, les chrétiens massacrés par les Druzes sectaires au Mont-Liban poussèrent une partie de la presse parisienne à demander l'intervention de l'armée française (1860-1861) : Le rocher de Tanios d'Amin Maalouf retrace cette période de l'histoire libanaise.
Mais Napoléon III n'octroya dans le même temps qu'un droit limité aux missions catholiques et protestantes pour évangéliser l'Algérie. La colonisation brutale de l'Algérie s'accompagnait au contraire d'une politique de préservation des élites musulmanes qui garantissaient la soumission du petit peuple des fellahs aux autorités françaises. Des chrétiens auraient demandé l'égalité. Le premier qui obtint un début d'acceptation des autorités françaises au sujet des missionnaires fut le cardinal Lavigerie en 1867 : c'était trop tard, et trop limité aux Kabyles (source).
De la même façon, le sort des Palestiniens chrétiens fit l'objet d'une certaine attention. Au cours de ses premières années de noviciat, le père de Foucault vécut en Terre Sainte pour vivre son appel à vivre en terre d'Islam. La question palestinienne prit cependant vite un tournant particulier avec l'installation de Juifs européens. Je reviendrai ultérieurement sur l'histoire du sionisme, mais aussi sur le tournant des années 1880 : proclamation du protectorat sur l'Egypte le 2 août 1882 par les Anglais protecteurs des Séoud...
Voir la carte Europe 1815 Congrès de Vienne en haute résolution