Le cauchemar étasunien, partie 9 : une société oligarchique

par Laurent Herblay
jeudi 9 novembre 2017

Et si, de ce triste portrait des Etats-Unis, un point commun liait bien des dérives ? Car finalement, ce qui lie ces inégalités colossales, ces services publics (éducation, santé) privatisés, si chers et si dysfonctionnels, cette démocratie sous influence et cette société de la défiance, c’est une société devenue profondément oligarchique, comme dénoncée par ses promoteurs mêmes.

 

Des 1%, par les 1%, pour les 1%
 
En effet, ce qui est frappant, c’est que les inégalités sont à des plus hauts historiques, tout comme les profits des entreprises, dépassant les records de 1929. Quel meilleur signe d’une société oligarchique que d’avoir une infime élite qui s’accapare toute la création de richesse, tout en appauvrissant une majorité de la population  ? Ce phénomène recouvre une double réalité. D’abord, l’évolution effarante des revenus : depuis 1973, ceux des 90% les moins riches ont baissé de 13%, quand ceux du 1% le plus riche ont monté de 187%. Ensuite, l’explosion des profits des entreprises, au point que même The Economist s’est inquiète de leur niveau excessif plusieurs fois depuis cinq ans.
 
Et cette société oligarchique, qui tourne de plus en plus pour les 1%, laisse sur le bord de la route le reste de la population, qui affronte une société de plus en plus dure. On en vient presque à se demander si, finalement, les Etats-Unis forment une meilleure société que certains régimes dits autoritaires. Le doute est de plus en plus permis, avec l’appauvrissement de 90% de la population, précarisée, de moins en moins protégée et exposée aux expérimentations plus que douteuses de multinationales qui ne reculent pas devant grand-chose pour gagner plus. Les Etats-Unis sont tout de même le pays où le nombre de « morts du désespoir » a doublé en 15 ans, comme le rapporte Angus Deaton.
 
Encore plus incroyable : l’effarante évolution des taux d’imposition marginaux depuis 40 ans. Sous Nixon, pas vraiment un communiste, le taux d’impôt sur les sociétés était de 50% et le taux marginal d’imposition des revenus dépassait 70% ! Aujourd’hui, non seulement les 1% ont vu leurs revenus s’envoler, mais leur taux d’imposition a été baissé de plus d’un tiers, sans même compter les innombrables niches fiscales. Idem pour les entreprises, qui ont déjà réduit leur facture de plus de 20% et pourraient bien rapidement la voir diviser par deux ! Alors que l’explosion des inégalités et des profits devrait pousser à une fiscalité plus progressive, les Etats-Unis, comme d’autres, prennent le chemin contraire.
 
Comment ne pas faire un parallèle avec le modèle d’affaires promu par cette nouvelle économie, qui ne respecte pas grand-chose, pulvérisant des secteurs économiques (la musique, le journalisme, les taxis ou l’hôtellerie) qui délocalise à tour de bras (Apple pourrait se permettre de fabriquer ailleurs qu’en Chine avec ses marges), tout en se débrouillant pour ne pas payer ses impôts  ? La société étasunienne ressemble au modèle d’affaires de ces entreprises : le gagnant se goinffre, sans se soucier des dégâts qu’il peut faire. Et les marchés financent car ils savent que cela peut rapporter gros, comme le montre le cas d’Uber, valorisé 60 milliards, tout en perdant plus de 2 milliards par an
 
Quoi d’étonnant dans une société oligarchique que presque tous les services publics finissent par être privatisés, créant de nouvelles opportunités de profits, même si cela ne sert pas l’intérêt général, comme on le voit bien avec la santé, où les Etats-Unis cumulent une part du privé record, un coût record, et un très piètre classement dans l’OCDED’où la part artificiellement basse des dépenses publiques dans le PIB, qui cache un écart très limité du périmètre des activités de service public. On retrouve aussi le caractère profondément oligarchique des Etats-Unis dans l’influence considérable des lobbys dans l’élaboration et le vote des lois, dénoncé par Joseph Stiglitz il y a 5 ans.
 

 

Dernier signe de ce caractère oligarchique : la dernière présidentielle qui a vu s’affronter une ancienne première dame et un milliardaire, dans une classe politique dont le caractère parfois dynastique n’est pas le signe des démocraties les plus saines. Les Etats-Unis sont plus que jamais devenus le pays des 1%, dirigé par les 1% (Trump n’en étant que la version excentrique), pour les 1%.

 
J’en profite pour adresser une pensée à Feliz, chauffeur de taxi d’origine vénézuélienne, installé depuis des décennies aux Etats-Unis, qui m’a conduit de Manhattan à l’aéroport vendredi, avec qui j’ai eu la chance de discuter politique pendant une bonne heure et demie. Un homme très ouvert et intéressant dont le constat était étonnamment proche de celui que je fais depuis quelques jours sur les aspects économiques.

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