Le choc civilisationnel : une différence du rapport archaïque à la tragédie primordiale

par diapason
lundi 11 janvier 2016

Il n'est certes pas permis de parler de guerre de civilisation. Mais en quoi serait-il risqué de parler de rupture ou de choc civilisationnel. La richesse ne nait-elle pas de la rencontre des cultures et de la confrontation des idées ? Tentative d'explication de la différence entre deux modes de pensées qui s'affrontent à défaut de ne pouvoir se comprendre.

Thérèse Delpech publie chez Grasset en 2005, « L'Ensauvagement ».

Ce livre trouve un écho fracassant dans l'actualité amère que nous connaissons aujourd'hui. Elle déplore le rapport à l'histoire chez l'homme moderne occidental. L'accélération du traitement de l'information le plonge dans un chaos total, lui interdisant d'établir un rapport conscient et intelligible avec le monde qui l'entoure. Ainsi l'accoutumance à la violence barbare s'opère à son insu.Voici un passage d'une extrême lucidité tiré de ce livre :

« Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la lutte qui révèle le mieux les faiblesses des sociétés occidentale contre ses adversaires ne soit ni militaire, ni policière, ni judiciaire mais intellectuelle et morale. La force spécifique qui vient de la conviction est dans l'autre camp. Et ce n'est pas un hasard non plus si le fait que l'on puisse mourir pour des idées revient sous la forme monstrueuse d'attentats suicides contre des civils à travers le monde. »

Le rapport de l'homme occidental à la « tragédie et à la mort  » ainsi trop vite évacué lui est renvoyé de plein fouet et en pleine face par ses adversaires : - « Vous qui aimez la vie, sachez que nous ne craignons pas la mort ». A quoi il répond : « Vous qui aimez la mort, sachez que nous adorons la vie ».

Toute la problématique de l'incompréhension entre deux modes de pensée est contenue dans cet échange.

Un monde occidental qui à trop vouloir adorer la vie, s'est fait piéger par la techne, et a confondu la fin, les moyens, et l'utilisation intelligente des moyens. Oubliant trop vite que la fin c'est avant tout le bonheur et non le profit.

Un monde oriental dont l'influence Européenne a peut-être trop rapidement empêché de faire le tour d'une pensée encore hésitante (non débarrassé d'un schisme destructeur) et qui a provoqué une « islamisation par réaction » dans sa sphère religieuse. Une situation géographique, et un contexte politique n'ayant pas permis une évolution et une modernisation comparable au bloc occidental, lui laissant comme seule richesse : le rapport à la nature sacrée des choses et par conséquent, le spiritualisme.

 Au final, le bilan en cette fin de XXème siècle est le suivant : il y a une rupture, que certains se permettent de qualifier de « civilisationnelle ». Essayons d'analyser ce constat à la lumière de la thèse centrale de Thérèse Delpech dans ce livre, puis allons plus loin, bien plus loin encore.

 La question du Religieux

 La modernité galopante et écrasante, celle qui tronque les valeurs essentielles au nom d'une quête de la jouissance non-négociable, n'aurait-elle pas fait perdre à l'homme ce lien essentiel avec ce qui le constitue, le fonde et le caractérise plus qu'un aucun autre animal ? Non l'homme n'est pas seulement un animal politique, il est avant toutes choses, un animal religieux.

 Cet instinct religieux, originairement spirituel, est né chez l'homme primitif, du questionnement provoqué par « l'émerveillement et la peur ». Nous avons là les deux pathos fondateurs et indispensables à l'ouverture de l'homme au monde extérieur, ainsi qu'à la construction de sa connaissance. Ce même Religieux qui deviendra par la suite prétexte, alibi et objet de perversion d'une religion manipulatrice (conférer mon billet "Daech : vers la victoire du Religieux sur la religion").

 L'Occident emploie-t-il la meilleure grille de lecture pour interpréter ce rapport originel et primal d'une communauté musulmane, et plus généralement Orientale, épargné par la modernité et le progrès, et dont les modes de vies ont gardé intacte ce lien entre l'homme et le transcendantal ? Entre l'homme et la Nature au sens Spinoziste du terme. Lorsque nous parlons de fanatisme, de superstition et d'aveuglement, ne nous méprenons pas ou n'interprétatons pas à tort ? Nous ne comprenons pas, c'est sûr.

 Cette concience spirituelle, perdue voire volontairement abandonnée depuis longtemps dans un Occident qui n'a pas su conserver son identité chrétienne caractéristique, préférant privilégier une laïcité dominatrice, se retrouve désormais obligé de repenser son rapport au religieux. Questionnement importé suite à de nombreuses décennies migratoires, lesquelles ont abouti à une incompréhension totale entre des populations dont le rapport au spirituel s'était lentement et fatalement distendu.

 Peut-être est-ce là la véritable richesse, le fruit de la mixité entre des peuples et cultures que tout semble opposer : remettre le Religieux au centre de notre quotidien et de notre pensée occidentale.

 Le Religieux, celui qui répond à l'appel originaire du spirituel et qui invoque le Sacré, ce n'est pas l'affaire de la religion en général. Non, les trois monothéismes (quelques fois encombrants) n'en ont pas le monopole. Il appartient à tous les genres d'hommes : athées, agnostiques, curieux, émerveillés, philosophes, fous. Les croyants n'en sont qu'une frange non majoritaire.

Le religieux est avant tout une question éthique liée au vivre ensemble et à la place de chacun dans une société qui tolère les différences. Ces différences doivent être liées à l'aventure spirituelle propre à l'individu et non aux différences communautaires exploitées par la religion.

 C'est parce qu'il vient du latin « relegere » qui veut dire : relecture, remise en question des convictions, des certitudes, de la connaissance, et du discours sur les origines. C'est ainsi à travers cette étymologie latine que le Religieux se révèle être une affaire intime et personnelle, liée à la singularité de chaque individu. Attribuer l'origine du mot religion à l'idée de « relier » les hommes entre eux, ou à la nature, dénote déjà d'une volonté manipulatrice.

Au fond le religieux, c'est l'humilité de celui qui sait qu'il ne sait rien et qu'il ne saura jamais.

 De « l'Ensauvagement » à la question fondamentale.

On le voit, à travers ce très brillant ouvrage, Thérèse Delpech ouvre la voix à une réflexion bien plus large mais tout aussi profonde et ô combien cruciale.

A travers ce mouvement spéculaire, impulsé par son questionnement sur la notion de «  mort et de tragédie », l'homme occidental peut enfin entamer une introspection salvatrice qui lui est imposée par la violence et la barbarie à laquelle il s'était longtemps cru habitué, ou qu'il avait tout simplement rejetée de la sphère des «  imprévus  » possibles. Et ainsi renouer avec le thème existentialiste lié à l'interrogation fondatrice de sa condition.

Une fois cette refonte des valeurs examinée, pourrons-nous alors espérer déboucher sur une meilleure compréhension des différences ? Serons nous enfin capables de faire preuve d'une ouverture à l'autre plus raisonnée, pragmatique et efficace ?

L'autre n'est pas seulement cet étranger dont les coutumes, pratiques et croyances m'effraient parce que je n'ai pas su les lire et les interpréter correctement. L'autre est celui qui me renvoie violemment mon propre rapport au temps et à l'histoire. Et c'est bien là que se situe le foyer de nos différences, le berceau de nos incompréhensions : notre lien archaïque à l'interrogation primordiale.

La tragédie qui foudroie l'homme de son regard d'effroi et vertical, cet instant fulgurant qui rappelle sans cesse à l'homme sa finitude, ne cessera jamais d'être le principe premier de son évolution.

Théâtre, Peinture, Musique, Philosophie, Littérature et Spiritualisme en sont les manifestations directes.


Lire l'article complet, et les commentaires