Le faucon et la pomme

par Bruno de Larivière
lundi 8 août 2011

La crise de la dette est occidentale. Mais les dommages risquent fort de se situer du côté de la Chine. Focalisés par la mondialisation dans ce qu'elle avait de plus menaçant, nous avons oublié que l'atelier du monde dépend intégralement du bon vouloir de ses clients. Cette Chine parfois qualifiée de capitaliste est née de la Révolution culturelle - occasion de lire Simon Leys - et incarnée par Foxconn et Apple.

Lire quarante ans après les Essais sur la Chine c'est plonger en enfer, sûr d'être correctement guidé. Avec Simon Leys, littérature et politique ne se distinguent pas. Ses maladresses perturbaient hier l'attention du lecteur : quatre décennies ont agi comme une sorte de décantation. Les écarts d'écriture s'expliquaient alors par l'état d'esprit de l'auteur. Simon Leys souffrait de voir les Chinois peinant sous le fardeau dans l'indifférence des observateurs occidentaux.

Voulant régler son compte au dirigeant chinois, il a semblé négliger la dimension systémique du totalitarisme maoïste. Car le régime aurait sans nul doute existé même si Mao avait perdu les rênes du pouvoir plus tôt, à l'issue du Grand Bond en Avant, par exemple. Ce dernier ne s'est d'ailleurs maintenu que très difficilement à la tête du parti, au début des années 1960. Simon Leys a personnalisé ses attaques au point de parfois donner l'impression que les autres dignitaires communistes auraient été plus humains à sa place. Mais pour qui se souvient des dégâts provoqués par la gestion de Mao, la faute pèse bien peu. Son analyse demeure.

Dans L'ombre chinoise, le démolissage des spécialistes ès Sinologie transporte l'auteur dans les eaux voltairiennes de l'ironie. Mais à triompher de monticules, le Belge finit à tort par se prendre pour Edmund Hillary sur le Signal de Botrange. On retiendra cependant les pages sur les Bureaucrates, mandarins en voitures progressant dans la hiérarchie par la seule vertu de leur longévité ; les purges éclaircissent régulièrement les rangs du parti. Sur la vie culturelle et intellectuelle de la période qui suit la Révolution Culturelle, plusieurs passages sont également remarquables. Pour décrire la pénurie de livres à Pékin en 1972, Simon Leys compare les librairies à des pharmacies, toute variété ayant disparu. " Une littérature qui était l'une des plus anciennes, des plus diverses et des plus riches du monde a simplement été rayée de l'existence" [Bouquins / Robert Laffont, P.348]. Il en est de même dans les écoles et universités rongées par un égalitarisme équarisseur. Simon Leys ne se prive pas de dénoncer avec provocation des universitaires et enseignants occidentaux sous le charme du modèle maoïste.

Sur la propagande, le trait se fait cruel "Le jargon de l'idéologie est en prolifération constante : le régime croit pour se sauver de la banqueroute idéologique en se réfugiant dans l'inflation verbale ; l'avalanche des nouveaux concepts est comme une émission massive de jetons de plastique appelés à tenir lieu de monnaie intellectuelle." [Id. P.375]

Les Essais sur la Chine offrent au lecteur de 2011 des clefs pour comprendre le monde contemporain, et plus précisément le lent rapprochement entre l'Occident et la Chine. Les exemples regorgent, comme celui où il narre le déplacement d'un représentant des Démocrates à la recherche de soutiens à Pékin. Celui-ci revient dépité aux Etats-Unis : les responsables chinois rencontrés n'ont pas fait mystère de leur préférence pour Nixon !

Je ne m'attarderai que sur la période 1967-1969 (Les habits neufs du président Mao). Simon Leys a en effet réussi à synthétiser la plus indigeste des proses - celle de la propagande - sans se laisser déborder. Il isole le dogmatisme maoïste pour mieux le réduire. Celui qui a un jour été classé à l'extrême gauche est devenu en effet par la suite un suppôt de la droite ; pas un Chinois ne s'y retrouvait, pas même les intéressés. Les plus fidèles (Liu Shaoqi, Lin Bao ou encore Chen Boda) n'ont pu esquiver au mieux une disgrâce, au pire la mort. L'auteur délaisse en outre le récit des Gardes Rouges en action [Lire Mao victorieux ?] car ce sont les articulations principales de la Révolution culturelle qui le captivent.

Pour lui, une guerre civile larvée a eu lieu en Chine, la faction minoritaire (Mao et consorts) parvenant peu à peu à s'imposer grâce à l'appui des forces armées. Elle jette dans les pattes des communistes les plus pragmatiques et raisonnables des bêtes furieuses - les Gardes Rouges - puis commande aux militaires de remettre les félins en cage une fois le carnage accompli et Mao consolidé à son poste. Simon Leys détaille l'entourloupe froidement. Avec trop de rage, néanmoins, pour en tirer toutes les conséquences. On peut le regretter au regard de sa lucidité ; la fragilité de la victoire du leader vieillissant ne lui échappe nullement, quelques mois avant sa mort en 1976. La présence des militaires sur les plus hautes marches du pouvoir annonce le printemps 1989 et sa sanglante répression.

Malgré Simon Leys, le maoïsme n'a pas cessé de se diffuser. La Chine revenue à l'année zéro aux lendemains de la Révolution culturelle serait même devenue en quatre décennies le moteur de l'économie mondiale (source). Je conclus sur quelques pistes. La première est empruntée par Leys lui-même, qui sous-entend une porosité à l'ouest de la Révolution culturelle. La seconde est plus incontestable. Les capitaux étrangers ont créé le miracle économique chinois, en exploitant une main d'oeuvre avilie et corvéable à merci [L'atelier du monde n'a pas d'annexes]. Le Taïwanais Terry Gou, fondateur et président de Foxconn incarne la réussite et les limites de l'exercice.

Premier employeur privé en Chine continentale (1,2 million d'employés), il a réussi à devenir le principal sous-traitant d'une des entreprises de high-tech les plus rentables du moment, Apple, qui vend smartphones et autres tablettes comme des petits pains. Cette réussite a rencontré en 2010 un obstacle de taille : le suicide d'une quinzaine de salariés en quelques mois a forcé l'entreprise à devoir justifier son modèle de fonctionnement. Et les slogans fordiens de son patron : "work itself is a type of joy" [travailler pour s'épanouir], "a harsh environment is a good thing" [Un environnement spartiate est une bonne chose], "hungry people have especially clear minds" [Avoir faim, c'est avoir les idées bien nettes]. [Source : The man who makes your Iphone]. Rencontrant des difficultés pour recruter de nouveaux employés, Terry Gou se targue de pouvoir installer dans ses usines... des milliers de robots [source].

Le faucon et la pomme, forment un duo aussi célèbre que celui de la carpe et du lapin, ou que la Chine de l'après Mao et un Occident à la recherche de gains de productivité, d'idées et de morale. Il ne se passe pas une semaine sans que l'on encense ici ou là le 'modèle' chinois. Les uns applaudissent aux notes de l'agence de notation chinoise Dagong tout en critiquant celles émises par les agences américaines. Les autres félicitent la gestion chinoise de la crise - laissant de côté la part prise par cette dernière dans les déréglements précurseurs : yuan sous-évalué, épargne forcée des ménages chinois, etc. Bloomberg se réfère à l'expertise de la Banque Populaire de Chine (source), Le Monde cite Chine Nouvelle (source). En arrivera-t-on au plus fort de la crise financière mondiale à appeler les autorités chinoises à la rescousse ?

Ce serait sans doute la preuve que la Révolution culturelle a essaimé. Mais si demain les mangeurs de pomme la jugent trop cher et s'en détournent, le faucon se retrouvera le bec dans l'eau. Et la main d'œuvre de Foxconn au chômage. Or les crises économiques sont moins à craindre que leurs conséquences sociales.

Incrustation : Logiciel.net


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