Le géostratège démocrate inquiet pour son pays

par Dominique Larchey-Wendling
vendredi 1er juin 2007

Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis, est l’un des grands géostratèges du XXe siècle. Auteur du « grand échiquier, » il a théorisé la suprématie américaine autour des concepts de leadership et de contrôle de l’Eurasie. Aujourd’hui, il est furieux. Mais surtout il est inquiet. En mars 2007, lors d’une interview à Jon Stewart, il déclare : « Nous devons survivre aux 20 prochains mois sans que la guerre en Irak ne s’étende [...] à l’Iran, parce que si nous faisons cela [...] ça sera la fin de la suprématie globale des Etats-Unis. » Dans cet article que j’ai traduit, il nous détaille le climat de peur qu’a sciemment installé l’administration Bush et son effet destructeur sur la société américaine.

Terrorisée par la "guerre contre la terreur"
Comment ce slogan de quatre mots a affaibli l’Amérique
Zbigniew Brzezinski, document original

La "guerre contre la terreur" a enfanté d’une culture de la peur aux Etats-Unis. La mise en avant par l’administration Bush de ce slogan de quatre mots depuis les horribles évènements du 11-Septembre a eu un impact pernicieux sur la démocratie américaine, son psychisme et sa place dans le monde. En fait, l’usage de cette phrase a entamé notre capacité à nous confronter efficacement aux vrais défis posés par les fanatiques qui pourraient utiliser le terrorisme contre nous.

Les dommages causés par ces quatre mots - une blessure que l’Amérique s’est infligée elle-même - sont bien plus grands que ceux qu’espéraient dans leurs rêves les plus fous les fanatiques ayant réalisé les attaques du 11-Septembre, alors qu’ils complotaient dans leurs lointaines caves en Afghanistan. La phrase en elle-même est vide de sens. Elle ne définit ni un contexte géographique, ni nos ennemis supposés. La terrorisme n’est pas un ennemi mais une technique de combat - l’intimidation politique par le meurtre de civils désarmés.

Mais c’est un secret de polichinelle : l’imprécision de cette phrase pourrait avoir été délibérément (ou instinctivement) calculée par ses promoteurs. La référence constante à la "guerre contre la terreur" a permis d’accomplir un objectif majeur : stimuler l’émergence d’une culture de la peur. La peur obscurcit la raison, amplifie les émotions et rend plus aisée aux politiciens démagogues la mobilisation du public en faveur des politiques qu’ils veulent appliquer. La guerre d’agression contre l’Irak n’aurait jamais obtenu le soutien du congrès sans le lien psychologique qui fut établi entre le choc du 11-Septembre et l’existence postulée d’armes de destruction massive en Irak. Le soutien au président Bush lors des élections de 2004 découle lui aussi de l’idée qu’une "nation en guerre" ne change pas son commandant en chef en cours de route. Le sentiment d’un danger omniprésent mais par ailleurs imprécis fut ainsi canalisé à travers une orientation politique opportuniste par l’appel mobilisateur lié au sentiment d’être "en guerre."

Pour justifier "la guerre contre la terreur," l’administration a récemment modelé une interprétation historique frauduleuse qui pourrait devenir une prophétie autoréalisatrice. En prétendant que cette guerre ressemble aux combats précédents des Etats-Unis contre le nazisme puis le stalinisme (tout en ignorant le fait qu’à la fois l’Allemagne nazie et la Russie soviétique étaient alors des puissances militaires de premier plan, un statut qu’al-Qaida n’a pas et ne pourra jamais obtenir), l’administration pourrait être en train de construire son argumentaire en faveur d’une guerre contre l’Iran. Une telle guerre plongerait l’Amérique dans un conflit prolongé s’étendant à l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan et peut-être aussi le Pakistan.

La culture de la peur est comme un génie qu’on a sorti de sa bouteille. Elle trouve sa source de vie en elle-même - et peut devenir démoralisante. L’Amérique d’aujourd’hui n’est pas la nation confiante et déterminée qui a répondu à l’attaque de Pearl Harbor ; elle n’est pas non plus celle dont, dans un autre moment de crise, le leader a prononcé ce discours chargé de sens "la seule chose que nous ayons à craindre est la peur elle-même" ; elle n’est pas non plus l’Amérique sereine qui a mené la guerre froide avec détermination malgré la pleine conscience qu’une guerre ouverte aurait pu commencer en quelques minutes et par la mort de 100 millions d’Américains après quelques heures. Nous sommes aujourd’hui divisés, incertains et potentiellement très susceptibles à la panique en cas d’une autre attaque terroriste sur le territoire des Etats-Unis.

Ceci est le résultat de cinq années d’un lavage de cerveau presque continu sur le sujet du terrorisme, une réaction bien différente de celles, plus discrètes, de nombreuses autres nations (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne, Japon pour ne mentionner que quelques-unes d’entre elles) qui elles aussi ont eu à souffir de douleureux actes de terrorisme. Dans sa dernière justification de sa guerre contre l’Irak, le président Bush avance même l’absurdité qu’il est obligé de poursuivre cette guerre pour empêcher à al-Qaida de traverser l’Atlantique et de lancer une guerre de terreur ici aux Etats-Unis.

Cette manière de distiller la peur, renforcée par les chefs d’entreprises liés à la sécurité, les médias de masse et l’industrie du divertissement, engendre sa propre dynamique. Les entrepreneurs de la terreur, le plus souvent décrits comme des experts sur la question du terrorisme, sont bien évidemment engagés dans une compétition pour justifier leur propre existence. Ainsi, leur objectif est de convaincre le public qu’il est sans cesse confronté à de nouvelles menaces. L’effet est de récompenser la présentation de scénarios crédibles d’actes de violence de plus en plus horrifiants, parfois même accompagnés d’un mode d’emploi pour leur réalisation.

Le fait que l’Amérique soit devenue inquiète et paranoïaque ne peut faire l’objet de débat. Une étude récente a montré qu’en 2003, le congrès a identifié 160 sites comme d’importantes cibles nationales potentielles pour des terroristes en devenir. Avec tout le poids du lobbying, à la fin de cette année-là, cette liste avait grossi jusqu’à 1849 cibles ; à la fin de 2004, elles étaient de 28360 ; puis à la fin de 2005, de 77769. La base de données nationale de cibles possibles contient aujourd’hui 300 000 entrées, incluant la "Sears Tower" à Chicago et le "Apple and Pork Festival" en Illinois.

Pas plus tard que la semaine dernière, ici à Washington, sur le chemin qui me menait à une visite dans le bureau d’un journaliste, j’ai été obligé de me plier à l’un de ces absurdes "contrôles de sécurité" qui ont proliféré dans presque tous les bâtiments de la capitale abritant des bureaux privés - mais c’est aussi le cas dans la ville de New York. Un garde en uniforme m’a contraint à remplir un formulaire, produire une pièce d’identité et dans ce cas précis, expliquer par écrit l’objet de ma visite. Un terroriste visitant l’immeuble indiquerait-il par écrit que l’objet de sa visite est "de pulvériser le bâtiment" ? Le garde serait-il en mesure d’arrêter un tel individu prêt au suicide ? Pour rendre les choses encore plus absurdes, les grands magasins avec les foules qui les arpentent, n’ont aucune procédure comparable. Ni d’ailleurs les halls de concerts ou les cinémas. Pourtant, ces procédures de "sécurité" sont devenues la routine, gaspillant des centaines de millions de dollars et plus, tout en contribuant à construire une mentalité d’assiégé.

Le gouvernement a stimulé cette paranoïa à tous les niveaux. Considérez par exemple les panneaux d’affichages électroniques qui bordent les autoroutes inter-Etats et qui incitent les automobilistes à "rapporter tout comportement suspect" (comme des conducteurs enturbannés ?) Certains médias de masse ont apporté leur propre contribution. Les télévisions cablées et certains médias écrits ont découvert que les scénarios d’horreur attirent le spectateur, alors même que les "experts" en terrorisme présentés comme "consultants" apportent l’authenticité à ces visions apocalyptiques dont on abreuve le public américain. D’où la prolifération des programmes où l’on présente un "terroriste" barbu comme le personnage démoniaque central. L’effet global est le renforcement du sentiment de danger inconnu et furtif dont il est dit qu’il menace de plus en plus la vie des Américains.

L’industrie du divertissement a, elle aussi, rejoint la troupe. D’où les séries TV et les films où les personnages démoniaques ont des traits arabes identifiables, parfois soulignés par des gestes religieux, qui exploitent l’anxiété du public et stimulent l’islamophobie. Les stéréotypes de visages arabes, en particulier ceux produits dans les bandes dessinées des journaux, rappellent certaines fois les tristes souvenirs des campagnes antisémites nazies. Récemment, même des associations d’étudiants ont été impliquées dans ces campagnes, apparemment inconscientes du lien historiquement menaçant entre la stimulation de la haine raciale et religieuse et le déclenchement des crimes sans précédent de l’Holocauste.

L’atmosphère engendrée par la "guerre contre la terreur" a encouragé le harcèlement légal et politique des Américains d’origine arabe (en général des citoyens loyaux) pour des comportements qui ne leur sont pas exclusifs. L’un des cas rapportés est celui du harcèlement du "Council on American-Islamic Relations" (CAIR) pour sa tentative d’imitation, sans grand succès, du "American Israel Public Affairs Committee" (AIPAC). Certains députés républicains ont récemment décrit les membres du CAIR comme des "apologistes de la terreur" qui ne devraient pas être autorisés à utiliser les salles du Capitole pour des débats.

Les discriminations sociales, par exemple contre les musulmans qui voyagent en avion, sont aussi au nombre des conséquences malheureuses. C’est sans surprise que l’animosité à l’encontre des Etats-Unis s’est intensifiée, même auprès de musulmans relativement peu concernés par le Moyen-Orient, alors que la réputation de l’Amérique comme leader de l’intégration raciale et religieuse a gravement souffert.

Le bilan est encore plus troublant dans le domaine général des droits civiques. La culture de la peur a nourri l’intolérance, la xénophobie et l’adoption de procédures légales qui affaiblissent les fondements même de la justice. Etre innocent jusqu’à preuve du contraire est une notion qui a été diluée sinon défaite, quand certaines personnes - parfois même des citoyens américains - sont incarcérées pour de longues périodes sans avoir d’accès rapide à un procès équitable. Il n’existe aucune preuve connue et solide que de tels excès aient pu prévenir des actes de terrorisme significatifs, et les condamnations pour terrorisme ont été peu nombreuses et sans commune mesure avec ces excès. Il viendra un jour où les Américains auront honte de ce bilan comme ils ont aujourd’hui honte des précédents historiques où la panique de la majorité déclencha l’intolérance pour les minorités.

Entre-temps, la "guerre contre la terreur" a gravement nui aux Etats-Unis sur le plan international. Pour les musulmans, les similitudes dans le traitement brutal des civils irakiens par les soldats américains et celui des Palestiniens par les Israéliens a installé un sentiment largement répandu d’hostilité générale à l’égard des Etats-Unis. Ce n’est pas la "guerre contre la terreur" qui exaspère les musulmans alors qu’ils regardent les nouvelles à la télévision, c’est la victimisation des civils arabes. Et ce ressentiment n’est pas limité aux seuls musulmans. Un sondage récent de la BBC auprès de 28 000 personnes dans 27 pays qui cherchait à déterminer les pays ayant "l’influence la plus négative sur le monde" a donné le résultat suivant : Israël, l’Iran et les Etats-Unis, dans cet ordre. Hélas, pour certains, il s’agit du nouvel axe du mal !

Les évènements du 11-Septembre auraient pu conduire à une véritable solidarité globale contre l’extrémisme et le terrorisme. Une alliance globale des modérés, comprenant des musulmans, engagée dans une campagne pour à la fois éliminer des réseaux terroristes spécifiques et résoudre les conflits politiques qui les engendrent, aurait été plus productive qu’une "guerre contre la terreur" autoproclamée, démagogique et solitaire prenant pour cible "l’islamo-fascisme." Seule une Amérique confiante, déterminée et raisonnable est capable de promouvoir une réelle sécurité au niveau international, ce qui ne laisserait pas d’espace politique au terrorisme.

Où se trouve le leader américain prêt à dire "assez de cette hystérie, cessons la paranoïa" ? Même à l’aune de futures attaques terroristes, dont l’éventualité ne peut être écartée, nous devons montrer la voie de la raison. Et être cohérents avec nos traditions.

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Zbigniew Brzezinski, conseiller de la sécurité nationale du président Jimmy Carter, est l’auteur du récent "Second Chance : Three Presidents and the Crisis of American Superpower."


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