Le monde ne changera pas avec la guerre en Ukraine

par Bernard Dugué
vendredi 10 mars 2023

 1) Faites une requête sur Internet, vous tomberez sur des centaines d’articles titrant que la guerre en Ukraine a changé le monde. Interrogez cent experts, si vous avez de la chance, vous en trouverez un qui rompra avec le consensus et conviendra que cette guerre n’a pas vraiment changé le cours du monde. Un philosophe éclairé comme Sloterdijk saura vite mettre les pendules à l’heure en signalant que le concept monde ne dit rien sauf s’il est joint comme l’être au temps. Et donc, nous observons le monde à la manière d’un Dasein, comme un être historial. Monde et Temps, un beau livre à écrire.

 

 2) Retour sur quelques événements passés. Les terribles attentats du Bataclan et de Nice en 2016. Ils n’ont rien changé, juste rendu la société plus méfiante qu’elle ne l’était. Les quais de Bordeaux disposent côté circulation d’une file interminable de blocs en béton, provisoires à l’origine mais devenus définitifs. Le style de notre époque est le « panique ». Il est en marche depuis trois décennies.

 

 3) 2018, un automne agité, bien plus que la grande grève de décembre 1995. Les gilets jaunes ont occupé les ronds-points puis ont déferlé dans les villes et commis des actes de violence que l’on n’aurait jamais imaginés. La réponse des autorités a été ferme, franchissant la ligne jaune des moyens proportionnés. Est-ce que le monde a changé ? Non, un arrosage financier du président et une sévérité des tribunaux ont eu raison de ce mouvement qui en réalité, a fait apparaître dans l’espace public une colère et un « fait » sociologique parfaitement connu des experts comme Jérôme Fouquet. Une France périphérique, plutôt rurale, se sent abandonnée par un régime macroniste poursuivant l’action des gouvernants précédents, un régime qui ne jure que par les aventuriers de l’entreprise, des start-up rayonnant à l’internationale, bref, ceux que l’on désigne comme les heureux gagnants de la mondialisation, concentrés dans les métropoles ou quelques moyennes villes nommées technopôles. Rien n’a changé, le monde délaissé ne vit pas mieux et reste tout autant invisible dans la presse médiatique bourgeoise sévissant sur les chaines d’info diffusées par la TNT.

 

 4) Un virus et la croissance exponentielle des arrivées en soins intensifs provoque la décision de confinement annoncée par le président Macron le 16 mars 2020. Deux mois passés en isolement relatif avec comme règle la destruction de tous les liens sociaux hormis ce qui est nécessairement pour maintenir la continuité du fonctionnement du pays. La plupart des observateurs pressés ont déclaré qu’il y aurait un monde d’après le Covid et le confinement. Rares furent les esprits avisés qui comme M. Houellebecq voyaient un monde d’après comme celui d’avant mais en pire. Rien de tout cela ne s’est passé. Nous sommes revenus au monde d’avant dès le printemps 2022. Seule conséquence importante, les gens fragiles sont sortis fragilisés après cette séquence. Les déprimes et dépressions ont augmenté. Ces deux années ont révélé des choses sur les gens et la société. Je n’en parle pas, ce n’est pas le sujet.

 

 5) La guerre en Ukraine, désignée comme intervention spéciale par le président Poutine, a impacté le fonctionnement du monde et surtout des pays européens. Les observateurs se sont empressés de décréter que le monde à venir ne serait plus le même ? Est-ce exact ? En réalité, cette guerre tire ses racines il y a presque 30 ans, depuis la doctrine Wolfowitz contestée mais appliquée par les sphères politiques et militaires américaines. Les US avaient décidé d’être la seule puissance d’envergure internationale sans aucune concurrence. Ils l’ont été un long moment. Les attentats du WTC furent un prétexte pour punir l’axe du mal, envahir l’Afghanistan et y rester 20 ans avant de subir l’humiliation avec le retour des Talibans. Puis détruire le régime de Saddam Hussein ce qui favorisa l’émergence de Daech. Pendant ce temps, la Chine montait en puissance et la Russie montrait ses muscles. Dans l’ombre des événements, l’Ukraine se trouvait tiraillée entre les intentions prédatrices de la Russie et les intérêts narcissiques d’une Europe souhaitant marquer son statut d’acteur mondial mais sans puissance. Il est étrange que le coup d’Etat du Maïdan fut causé par le refus du président régnant de signer des accords économiques avec l’Europe. Des agitations souterraines se sont produites. Le Donbass est entré en guerre civile et la Crimée fut annexée. 7 ans après, la guerre civile est devenue une guerre totale. Observons les votes de l’ONU. En 2014, l’annexion de la Crimée fut condamnée par une majorité de pays, appuyée par quelques régimes pourris et plus 58 abstentions où figurent la Chine, l’Inde, le Pakistan, L’Afrique du Sud, l’Iran (qui n’a pas voté), le Brésil, l’Egypte. En 2022, nouveau vote sur l’annexion par la Russie des territoires de l’Est conquis par la guerre, 4 oblasts au total. 35 abstentions dont Chine, l’Inde, le Pakistan, L’Afrique du Sud. Un calcul montre que les pays ayant condamné l’annexion de la Crimée en 2014 dépassent de peu la moitié de la population mondiale. Le rapport s’est inversé en 2022 ce qui n’empêche pas le bloc neutre d’être imposant.

 

 6) Alors qu’est-ce qui a changé ? En 2014 le message de grands pays adressé à l’Occident était « vous n’êtes pas les seuls acteurs du monde géopolitique, les Etats-Unis ne sont pas la seule puissance planétaire légitime ». Depuis le message est le même. Rien n’a changé. La tectonique géopolitique amorcée dans les années 2010 s’est confirmée. La guerre en Ukraine ne changera rien. Elle risque de s’enliser ou d’être stoppée à la faveur d’un scénario des deux Corées. Sans traité de paix, ni vainqueur ni vaincu. La Russie aura alors confirmé son statut de puissance militaire rayonnante, modeste certes face aux Etats-Unis mais avérée. Elle s’est froissée avec la Chine mais les affaires vont vite rattraper la mise. Les rapports entre Chine et Russie ne changeront pas. Entre les Etats-Unis et la Chine, c’est un jeu de provocations adressées aux opinions publiques. Les Etats-Unis ont toujours eu besoin d’un ennemi pour se justifier en tant que superpuissance militariste et trouver son identité (URSS, Iran, Irak, Corée, Russie, Chine...) Les grands pays comme le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Indonésie, le Pakistan, la Chine et l’Inde se maintiennent à distance et continuent leurs affaires en temps de crise. L’Europe, qui ne peut pas être une puissance militaire rayonnante, se rétrécit et perd son héritage culturel tout en se lançant dans un inutile projet de développement durable anti-climatique et une théâtralisation de ses chefs sur la scène internationale. Rien n’a changé, les positions restent les mêmes et certaines se consolident. Les pays en crise plongent mais ils étaient déjà en difficulté avant 2022. Cette guerre a accentué les failles dans les pays fragiles, elle ne les a pas engendrés. Ce qui va changer les prochaines décennies ne se voit pas et n’est pas encore décidé par « le monde » et ses « terriens ».

 

 7) De rares événements d’extrême intensité ont changé le monde avec toujours cette question, ces événements sont-ils la conséquence, au moins partielle, d’une situation héritée des décennies précédente ? La Révolution de 1789 et les guerres napoléoniennes ont changé l’Europe. Le conflit de 1914 a changé l’Europe jusqu’aux confins de l’Asie avec la fin de l’Empire ottoman et un autre événement, la révolution de 1917. Les nationalismes et le marxisme-léninisme ont accompagné ces transitions. La seconde récession américaine de 1932 a eu des conséquences majeures. Le conflit de 1939 a changé le monde, jusqu’à l’Orient extrême. La plus intense des guerres jamais connues et trois idéologies, le nazisme, le stalinisme et l’impérialisme japonais.

 

 Un nouveau monde est né en 1945. Les évolutions sociales ont été considérables avec le progrès industriel. Nous y sommes encore. Depuis trente ans, aucune « grande innovation » culturelle, philosophique, scientifique, artistique, religieuse, politique, ne s’est dessinée. La guerre en Ukraine ne se compare pas à 1945. Le monde suit sa course, sauf décisions imprévisibles que je n’ai pas envisagées dans ce papier.

 


Lire l'article complet, et les commentaires