Le partage de l’Afrique – saison 2 – épisode 1 : IBM

par Joaquim Defghi
mercredi 2 avril 2014

Rappel de la saison précédente : un ralentissement économique durable frappe l’Occident en 1873, la nécessité de trouver de nouveaux débouchés incite à la conquête de territoires dont l’Afrique. Un siècle et demi plus tard, nouvelle baisse de croissance ; les assaillants se sont diversifiés, les frontières s’établissent cette fois principalement sur les marchés économiques.

IBM en Afrique : histoire de communication

Saviez-vous qu’IBM est présent en Afrique depuis 1933 ? La firme américaine s’est implantée en premier lieu en Algérie, puis a étendu progressivement jusqu’en 1962 ses agences en Tunisie, au Sénégal, au Maroc, en Egypte, au Kenya, au Ghana, au Nigéria, en Angola et en Afrique du Sud. L’éventail composé d’une dizaine de villes a suffi ensuite au géant américain tout au long du XXème siècle. Il permet de justifier dans son beau fascicule son ancienneté sur le continent.

L’historique passe pourtant après la présentation de la firme dans le document commercial « IBM et l’Afrique », soulignant que l’entreprise pense à elle avant ses clients, quand bien même elle affirme : « Nous sommes engagés pleinement pour la réussite de nos clients avec, pour principe, des relations basées sur la confiance. Notre réseau mondial d’expertise et notre connaissance des marchés locaux, consolidés par la puissance financière d’IBM, nous permettent de fournir à nos clients des solutions novatrices pour faire face aux défis du continent africain. » Parfait. Dans ce cas, comment se fait-il que cette « puissance » ait stoppé son développement en Afrique pendant un demi-siècle ?

IBM dévoile ensuite dans le prospectus toute sa suprématie au travers d’une litanie à peine croyable : « Depuis plus d’un siècle, IBM accompagne ses clients dans la réalisation de transformations grâce à la technologie. Nous sommes des acteurs incontournables depuis les balbutiements de l’informatique, […] nous détenons plus de brevets et accueillons plus de Prix Nobel que n’importe quelle autre entreprise. » La modestie dans toute sa splendeur.

En 2010, la multinationale étasunienne se réveille et décide d’investir massivement en Afrique, il n’est plus question de se limiter à une dizaine d’implantations, mais d’étendre rapidement (d’ici 2015) le nombre de villes où elle sera présente à 50 ! Elle en est déjà à 45. Il faut dire que depuis 2000, l’Afrique ne cesse d’obtenir des taux de croissance à 5%, il y a de quoi effectivement perturber le sommeil d’un PDG en mal de profits. Le plus formidable, c’est la finesse incomparable avec laquelle les commerciaux amènent la chose : « Nous nous concentrons sur les secteurs d’activité ayant la plus forte expansion, permettant à nos clients de miser sur une croissance à deux chiffres. »

Mainmise sur l’information

Venons-en à des éléments un peu plus gênants. Alors que les problèmes d’écoutes et plus généralement d’espionnage font grand bruit, que propose IBM en premier ? Des « services de réseau mobile ». Le développement d’IBM a ainsi considérablement été accéléré grâce à la téléphonie via un contrat de management du système d’information passé avec l’opérateur Bharti Airtel dans 17 pays.

Côté logiciel, IBM a investi en juin 2013 dans un centre de recherche, à Nairobi au Kenya, associé à une communauté locale de développeurs, iHub. L’objectif est de leur proposer de « tester les solutions informatiques du géant américain. » Le langage, comme d’habitude a une grande importance. Il ne s’agit de pas de concevoir, mais de tester. Dans ce cas, où est la recherche ? Aux Etats-Unis. En fait, il faut comprendre qu’il s’agit d’un centre de recherche… de profits pour IBM qui compte réaliser en Afrique un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard de dollars à l’horizon 2015.

La firme américaine ne se limite pas qu’aux entreprises, elle offre ses services aux collectivités, en particulier dans le domaine du fameux Big-data : « À Nairobi, le groupe américain a ainsi proposé à la municipalité de l’aider à fluidifier le trafic automobile à partir, entre autres, des informations recueillies par des caméras de sécurité installées sur les axes routiers. » Encore une fois, comment ne pas sursauter en se disant qu’ainsi, IBM a accès à une multitude de caméras ! Seriez-vous prêt à sacrifier une part de votre liberté pour 10% de bouchons en moins ?

Watson ou l’abdication du cerveau au profit du robot

L’ « informatique cognitive », comme ses concepteurs la nomment, ne s’arrête pas là. L’objectif va bien au-delà. Pas plus tard qu’en février de cette année, suite au rapport Mc Kinsey African Lions Go Digital prédisant que les nouveaux dragons africains créeront 300 milliards de dollars par an, IBM annonce la création du Watson Group et l’investissement d’1 milliard de dollars. Précisons qui est Watson, car cela n’est certainement pas élémentaire pour tout le monde.

Waston est le petit nom donné à un système d’intelligence artificielle, il a pour objectif d’offrir aux scientifiques et aux décideurs économiques l’accès aux technologies informatiques cognitives les plus avancées au monde. Ce système qui a nécessité 4 ans de « recherches intensives », imite les aptitudes cognitives humaines, comme la faculté de discerner le double-sens des mots, les calembours, de décrypter des comptines et d’en comprendre le sens, de résoudre des rébus.

Si Watson a réussi à gagner la finale américaine du « Jeopardy », son objectif réel consiste à guider les décisions, à proposer les résultats possibles suivant des critères de pertinence. Là où le cerveau humain possède des limites en termes d’ingestion de données, Watson n’en a pas. L’intérêt n°1 mis en avant par IBM est la santé ; qui peut oser dire quelque chose contre ce genre de bénéfice ?

Cependant, il existe un danger : le remplacement pur et simple du facteur humain dans la prise de décision, l’application systématique et rationnelle de super calculs. Celui qui possède et détient le supercalculateur décide pour les autres, voilà où cela mène, à un asservissement total aux machines, mais aussi à leurs concepteurs. Ce danger ne se limite pas qu’à l’Afrique bien entendu, IBM propose Watson au monde entier.

Celui qui se cache derrière Watson

Le nom de Watson m’apparaît extrêmement bien choisi - en dehors du fait qu'il s'agissait d'un des premiers dirigeants d'IBM - pour l'analogie avec le célèbre docteur qui suivait comme un toutou son idole, Sherlock Holmes, un inspecteur surhumain, rationnel, supercalculateur. Voyez donc l’astuce psychologique de la dénomination : le supercalculateur n’est pas Watson, c’est Sherlock Holmes. Mais en l’appelant Watson, du nom du gentil docteur, cela donne une apparence humaine à un supercalculateur froid et dominant. Cette intelligence artificielle qui n’est autre que Sherlock Holmes (les dirigeants d’IBM, les plus forts) porte le masque du Docteur Watson pour faire bonne figure.

La « ruée vers l’Afrique » (scramble for Africa) illustre un point de vue intéressant sur la guerre économique mondiale. Ce continent étant celui qui offre le plus d’opportunités de croissances actuellement, c’est là que l’on peut le mieux étudier les comportements des multinationales – en lien avec l’échelon national, une entreprise possède systématiquement une nationalité – qui s’affrontent pour obtenir le plus grand marché possible, tisser le plus grand réseau possible.

Le cas d’IBM fournit des éléments préoccupants, à l’échelle mondiale. Ceux qui attendent impatiemment qu’une personne ou un robot réfléchisse et prenne les décisions à leur place (avis à la population qui espère un homme providentiel…) seront par contre ravis du développement de Watson. La stratégie d’IBM souligne que le contrôle de l’information engendre, par la manipulation des données complexes, le contrôle tout court, tant que l’on veut bien y croire

 Sources :

Pdf de présentation d’IBM en Afrique.

Article Jeune Afrique sur l’inauguration à Nairobi d’un centre de recherche IBM

Communiqué « IBM renforce ses investissements en Afrique avec Watson »

Article RFI expliquant Watson


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