Le projet d’un Grand Kurdistan aujourd’hui
par Yael P.
jeudi 29 septembre 2016
Le conflit syrien remet au goût du jour la question de la création d'un Grand Kurdistan au Moyen-Orient.
Le concept de « Grand Kurdistan » consiste en l’unification des zones kurdes des quatre pays où elles se trouvent afin de créer un Etat indépendant. Cela entraînerait inévitablement une modification des cartes de ces pays ; Turquie, Syrie, Iran et Irak. Si l’unification de ces régions n’est pas d’actualité pour les Kurdes, qui cherchent plutôt à conquérir des droits dans les Etats où ils se trouvent, l’idée d’un Grand Kurdistan est dans l’imaginaire et le fantasme collectif de la plupart d’entre eux. Son application réelle reste néanmoins peu probable.
Les limites de la création d’un nouvel Etat au Moyen-Orient
« Le principe de l’intangibilité des frontières (L’uti possidetis juris), est un principe de droit international par lequel des États nouvellement indépendants ou bien les belligérants d’un conflit conservent leurs possessions pour l’avenir ou à la fin dudit conflit, nonobstant les conditions d’un traité.[1] » Cette loi internationale est la principale limite juridique à la création d’un Grand Kurdistan : car elle redéfinirait les frontières de quatre pays mises en place par le Traité de Sèvres. Ainsi, une décision unilatérale des régions kurdes de s’unifier serait condamnée par les instances internationales et la plupart des pays du monde. Les conséquences d’une telle situation seraient probablement catastrophiques : il est possible qu’une guerre éclate entre ce nouvel Etat et une alliance des quatre pays amputés d’un territoire.
La seule manière de créer un Etat dans le cadre du droit international serait d’établir un nouveau traité comme le stipule le principe de l’uti possidetis juris. Un traité nécessite des pourparlers et un commun accord entre les parties concernées, en théorie. Or, il est évidemment hors de question pour les quatre Etats ayant des régions kurdes de se séparer d’un bout de leur territoire, d’autant plus que les zones kurdes sont riches en matières premières. Les gouvernements turcs successifs se sont battus depuis 1978 contre le PKK pour annihiler le désir d’autonomie de son peuple kurde, le régime syrien ne reconnaît en aucun cas la région fédérale de Rojava. Quant à l’Iran, l’Ayatollah Khomeini avait déclaré le jihad contre le séparatisme kurde en 1979[2].
Les conditions idéales pour déclarer une autonomie sont la déstabilisation et la crise interne d’un pays : ce fut le cas en Irak en 2005 après la chute de Saddam Hussein[3], puis en 2016 ; où Barzani a prévu de donner l’indépendance à sa région fédérale grâce à un référendum[4]. Mais les quatre régions kurdes ne fonctionnent pas à la même vitesse, elles dépendent d’une part de la politisation de leur propre population, et d’autre part, des agissements de leur pays respectif. Les Kurdes syriens ont saisi l’opportunité d’atteindre une certaine autonomie « grâce » à la guerre civile syrienne, suivant le modèle de leurs homologues irakiens, bien qu’il s’agisse d’une décision unilatérale dans le cas syrien. En revanche, le scénario d’une autonomie en douceur (et encore moins d’une indépendance) serait impossible en Turquie et en Iran, les gouvernements de ces deux pays étant stables d’un point de vue politique et institutionnel.
Outre l’aspect juridique de l’instauration d’un Grand Kurdistan au Moyen-Orient, les régions kurdes ne sont pas unifiées politiquement. Le nationalisme kurde est plein de contradictions : chaque zone kurde possède plusieurs partis ou mouvement politiques dirigés par des chefs tribaux engagés dans des luttes fratricides :
- Au Kurdistan irakien, les deux principaux partis, après s’être affrontés de 1994 à 1996, se partagent le territoire depuis 2002 : le nord est contrôlé par le PDK de Barzani, alors que le UPK de Talabani est en charge de l’extrême sud. La branche du PKK irakien se trouve dans le mont Qandil.
- Trois partis kurdes se partagent le jeu en Iran : le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK -Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê), le Parti Démocratique du Kurdistan d'Iran (PDKI -Partî Dêmokiratî Kurdistanî Êran) en conflit pendant des années avec l’organisation Komala.
- En Syrie, le PYD s’est imposé comme le seul parti ayant une autorité, mais il ne fait pas consensus : il en rivalité avec les partis kurdes syriens présents au sein du CNKS[5].
- Pour la Turquie, le Congrès pour une société démocratique (DTK) sert d’organisation cadre regroupant les différents partis et initiatives kurdes, dont le Parti démocratique des peuples, le HDP (Halkların Demokratik Partisi), qui est l’unique instance pro-kurde représentée au Parlement. Bien qu’interdits, le PKK et d’autres organisations satellites, tel que le YDG-H (un groupe de jeunes activistes kurdes), font office d’autorités publiques de facto dans certaines villes et bénéficient d’un soutien de la jeune génération[6], dans le sud-est du pays.
Les conflits internes entre groupes politiques kurdes ont été attisés par les Etats dans lesquels ils vivent à travers des stratégies de déstabilisation du pays voisin en soutenant sa minorité kurde et vice-versa[7]. Cela a permis également d’empêcher une réelle unification kurde. Un Grand Kurdistan ne pourrait être créé et perdurer durablement s’il n’existe pas d’unité politique entre les mouvements kurdes existants. Le PKK et ses filiales est l’organisation la plus apte à mener un projet de cet envergure à l’heure actuelle, étant donné son implantation dans les quatre « Kurdistan », mais son idéologie est loin de rallier tous les Kurdes à sa cause.
Les Kurdes : un facteur de stabilité régionale ?
Donner l’indépendance à des peuples divisés dans différents Etats pourrait être un facteur de stabilité. C’est ce qu’avaient compris les américains, qui imaginaient un Grand Kurdistan uni et indépendant dans leur stratégie de création du « Grand Moyen-Orient »[8]. L’administration Bush, dans sa guerre contre la terreur, avait pour objectif de changer la donne dans la région : construire un Moyen-Orient démocratique et économiquement ouvert aux intérêts américains. Par une méthode de balkanisation des Etats actuels basée sur l’indépendance de petits pays confessionnels et ethniques en échange de leur adhésion aux intérêts américains, la paix pourrait régner au Moyen-Orient. Seulement deux grands pays existeraient : un Etat chiite riche en hydrocarbure pour l’extraction pétrolière et un grand Afghanistan pour faire office d’exutoire aux querelles régionales, selon la doctrine du « diviser pour mieux régner ». En revanche, le changement de politique étrangère américaine au Moyen-Orient amorcée par Obama, marque une rupture avec les théories néo-conservatrices antérieures et rend peu probable la continuité de ce projet.
L’exemple actuel de la situation en Syrie et en Irak nous montre néanmoins que les territoires kurdes jouissent d’une certaine stabilité au regard des bourbiers qui les entourent. Les deux régions kurdes d’Irak et de Syrie sont nées et ont grandi au milieu du chaos et sont la terre d’accueil de milliers de réfugiés de guerre[9]. Les autorités kurdes ont amorcé la construction d’une société démocratique et de liens diplomatiques, ce qui pourrait faire d’eux des acteurs dans la résolution des conflits de la région : notamment dans la guerre syrienne, la situation irakienne et la guerre civile turque[10].
Les Kurdes aujourd’hui sont bien conscients qu’un Grand Kurdistan ne pourra être créé, ils aspirent alors à des provinces fédérales plus autonomes au sein des frontières de leur pays[11]. Cette option permettrait la résolution d’un conflit de longue date né de la revendication d’un peuple dispersé sur plusieurs Etats[12] sans violer le principe d’intangibilité des frontières. C’est peut-être la condition d’une certaine stabilité régionale ; la fin des guérillas entre milices kurdes et Etats souverains comme la fin des pratiques abusives de la part de ces gouvernements envers la minorité kurde. Mais cette alternative n'est peut-être pas la garante d'une cohabition pacifique entre les différentes communautés qui vivent sur un même territoire, comme on le voit au Kurdistan syrien confronté à la problématique des rivalités entre Kurdes et Arabes.
[1] L’intangibilité des frontières ne cessent d’être remise en cause –publié dans le blog de Michel Desmoulin le 31/10/2014
[2] "Kurdistan Today and Tomorrow". International Turkey Network, consulté le 01 mai 2016
[3] Cette initiative faisait partie du plan de fédéralisation de l’Irak voulu par les américains.
[4] Barzani : Kurdistan will hold referendum before October, par Mewan Dolamari, publié dans Kurdistan 24 le 23/03/2016
[5] En octobre 2011, tous les partis kurdes syriens fondent le Conseil National Kurde Syrien (CNKS), allié au CNS (le Conseil National Syrien) et soutenu par Barzani. Le CNS est une autorité politique « de transition » créée en novembre 2011 en Turquie, à l’initiative des Frères Musulmans, dans le but d’unir, de coordonner l’opposition syrienne et de proposer une alternative démocratique au pouvoir actuel. Il est financé à majorité par la Lybie, La France,
[6] Des Kurdes prennent les armes et déclarent l’autonomie en Turquie, par Yvo Fitzherbert, publié dans Middle East Eye le 28/08/2015
[7] Durant la guerre Iran-Irak, ces deux pays ont dressé leurs groups kurdes respectifs les uns contre les autres. La Syrie a longtemps soutenu le PKK turc. La Turquie possède un partenariat d’envergure avec le Kurdistan irakien, pendant qu’elle persécute sa propre population kurde. La question kurde–Rendez-Vous avec X dans France Inter
[8] Au cœur des services spéciaux/ La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers, Alain Chouet, 2013
[9] It is time for the Kurds to set up their own nation –Daniel Pipes, publié dans News Week le 16/09/2014
[10] Kurds as Peacemakers in the MiddleEast –Mehmet Gurses & David Romano, publié dans Carnegie Endowment for International Peace le 05/01/2016
[11] L’heure kurde sonne au Moyen-Orient –Martine Gozlan, publié dans l’Institut Kurde le 05/06/2014
[12] Les Kurdes en quête d’un Kurdistan impossible ? –Liliane Charrier, publié dans TV5 Monde le 21/06/2015