Le réchauffement climatique... et la guerre froide

par morice
samedi 15 novembre 2008

Souvenez-vous : c’était il y a plus de cinquante ans. Aux actualités cinématographiques, on voyait des hordes d’avions gigantesques sillonner le ciel américain, ou décoller dans des volutes de fumée noire. Quand j’étais petit, c’est comme ça que j’ai appris mon premier mot compliqué d’anglais : "scramble" (ça et la lecture des Battler Britton). Les pilotes qui s’équipaient à la hâte de leur casque et de leur masque à oxygène et qui partaient s’engouffrer dans le cockpit de leur monstres à 6 ou 8 réacteurs. Les russes faisaient de même, avec leurs Bisons et leurs Bears (toujours actifs en 2008 !), mais il m’aura fallu attendre plus de 30 ans encore pour les voir le faire, sous forme de cassettes VHS. Les souvenirs de la guerre froide, la propagande montrant les abris anti-nucléaires construits au fond des jardins, avec la visite obligatoire de la maîtresse de maison montrant son stock de conserves ou le coin de jeu des enfants. Bref, une époque où on s’attendait à recevoir sur la tête une de ces fameuses bombes thermonucléaires qui auraient ravagé le monde. Et des bombes, on en a fabriqué des tas, qui ont sillonné le monde à bord de ces fuselages d’acier, portées par ses ailes immenses. Et comme les avions, même les plus sophistiqués ne sont que des engins mécaniques, parfois, certains ont eu des ratés. Certaines missions ont tourné court. Notamment le 21 janvier 1968.

La scène se passe à Thulé, au Groenland. Une base immense créée en 1949 par les américains, lors d’une opération intitulée Blue-J, dotée d’un immense radar pouvant aller jusqu’au Pôle Nord . Construite sur un territoire appartenant au Danemark, qui avait banni l’usage de la bombe atomique sur son territoire. Ce jour-là, un B-52 de la 380ème escadrille de Plattsburg AFB, porteur de 4 bombes nucléaires parti faire un tour au dessus de la mer de Baffin est l’objet d’un incendie à bord, obligeant ses 7 membres d’équipage à s’éjecter. L’engin s’écrase sur la banquise à 16H45, avec ses quatre bombes à bord et ses 132 500 litres de kérosène. Cinq membres d’équipage seront sauvés : l’un meurt, l’autre tombe en mer et est porté disparu. L’avion est en miettes, mais la chaleur qui s’est dégagé à l’impact a fait fondre la neige sur plusieurs mètres et l’endroit où il s’est crashé est couvert de débris brûlants. Une énorme explosion a tout détruit, que des témoins venus raconter l’événement à la BBC expliquent avoir entendue. Les techniciens en combinaison jaune hyper-visible accourent, munis de leur compteur geiger et commencent à scrapper la neige sur une bonne épaisseur sur plusieurs centaines de m2, ce qui n’est pas sans étonner les eskimos venus assister à cet étrange ballet. En France, aux actualités, pas de bonhommes en jaune. Un compteur Geiger, pour dire que tout va bien. Et c’est tout.

A l’époque, on indique que les bombes sont OK : elles se sont brisées, mais elles n’ont pas explosé, et on a bien retrouvé les restes de leur détonateurs (qui s’étaient déclenchés à l’impact, avec 400 kg de TNT : les bombes se sont donc bien complètement démantibulées). Après quelques jours, un communiqué rassurant est envoyé sur les téléscripteurs du monde entier : "tout va bien, on maîtrise la situation", dit l’US AIR FORCE. On a retrouvé les 4 bombes, le monde peut être rassuré. Deux ans auparavant, à Palomares, ils avaient dit la même chose. Mais avaient retrouvé une bombe manquante au bout de 81 jours de recherches intenses. Les 3 000 soldats venus à Thulé avec leurs pelles ont bien travaillé. L’armée américaine l’assure : il n’y a plus aucun danger. Elle veille. Seuls les eskimos se grattent la tête, en se demandant ce que sont venus faire les scrappers Caterpillar descendus à la hâte des avions de transport C-124 ou C-133 qui continuent à faire des rotations en plein blizzard. Sous des rafales de vents jusqu’à 137 km/h, et des températures de -33 à -57°C, cela paraît assez irréel. Les débris sont mis dans des containers posés sur des camions, qui filent aussitôt à la base de Thulé à l’abri de tous les regards. 10 000 tonnes de glace seront ainsi collectées  ! Etonnés, ils reprennent leurs kayaks en peaux de phoque et repartent à la chasse au fusil (et non plus au harpon). Ces américains, quelles drôles de personnes quand même : ils ramassent la neige à la pelle en plein mois de janvier. Remarquez, chez les eskimos on ne la ramasse jamais, on ne connaît pas la pelle... et encore moins le Caterpillar.

Et pendant plus de 40 ans on n’en saura pas davantage. Jusqu’à ce 10 novembre 2008, ou un documentaire passionnant de la BBC retrouve deux des pilotes éjectés. John Haug and Joe D’Amario, qui dans une interview renversante révèlent le pot aux roses. Oui, la glace scrappée était bien radioactive... et pire : sur les 4 bombes tombées, il en manquait bien une ! Sur les 4 Mark 28FI, de 4 m de long et pesant 984 kgs, il manquait la numéro 78 252... Pas retrouvée dans les débris... ni au milieu des bacs à neige ramassés à la hâte. Elle est tombée plus loin, dans l’eau, et manquait donc à l’appel. Sur la base, tout paraît pourtant normal dans les mois qui suivent, pourtant. Au printemps Groënlandais, les eskimos dans leurs kayaks voient arriver un bateau qu’ils ont déjà vu plusieurs fois dans le coin. L’USS Eastwind, un... vieux brise-glace des Gardes Côtes US, entré en service en 1944 . De la classe "Wind" ; copiée sur un modèle suédois, l’ Ymer. Drôle d’engin : il possède sous son étrave une hélice pour "hacher" la glace. Sur son pont, ils remarquent une grande bâche. Ces américains, pensent-ils, après nous avoir apporté les pelles, voilà qu’ils nous apportent leurs tentes ou leurs tipis. A son bord, il y a même parfois un hydravion un Grumman Duck coloré ou un hélicoptère orange fluo. Cette fois là, pas d’hélico, juste la grande bâche beige. Le bateau passera son temps à lancer des ballons, pour faire diversion : le voilà devenu station météo circumpolaire. Il lancera aussi parfois des fusées atmosphériques. C’est en fait un de ces derniers voyages : en décembre de la même année il doit être retiré du service. Il sera ferraillé 4 ans après. Un remarquable site montre des photos de l’expédition polaire de 1952 du fameux brise glace. Le bateau n’arrive pas seul : au total on comptera 38 navires nouveaux à Thulé cette année là ! L’opération, secrète, et donc complètement black-outée pour les médias, a reçu un nom de code  : "the recovery operation, conducted in near total darkness at temperatures that plunged to minus-70 degrees, was known as Project Crested Ice. But the work crews called it "Dr. Freezelove." Voilà qui rappelle un film... qui était sorti quatre ans avant. Les danois, à qui appartient le Groënland, ne sont même pas mis au courant de l’opération. Les américains ont toujours eu de drôles de mœurs avec leurs propres alliés.

Sous la bâche, les américains ont en fait caché... l’Alvin. On vous en a déjà parlé, de ce sous-marin. C’est lui qui avait permis de voir les premières images du Titanic. Très mobile grâce à son hélice arrière orientable, équipé de plusieurs phares et de bras télescopiques, il peut ramasser au fond des océans des objets. L’armée américaine l’a réquisitionné à la hâte pour tenter de retrouver la bombe manquante, tombée dans l’océan. Les plongées s’accumulent, toujours fort discrètes, et pourtant il faut se rendre à l’évidence : autant chercher une aiguille dans une meule de foin : "but eventually, the search was abandoned. Diagrams and notes included in the declassified documents make clear it was not possible to search the entire area where debris from the crash had spread. Au bout de trois mois de recherches intensives, les américains abandonnent tout espoir de retrouver la quatrième bombe : "the view was that no-one else would be able covertly to acquire the sensitive pieces and that the radioactive material would dissolve in such a large body of water, making it harmless. ".

Durant les mois qui suivent, les blocs de glace sont fondus sur place et les débris mis dans des fûts. Souvent à la main, et sans masques, jugés trop gênants par ces températures. Un site danois nous offre des images sidérantes sur leur accumulation. Ces fûts seront eux-mêmes scellés plus tard dans d’énormes cylindres d’acier soudés, embarqués sur un cargo... direction Aiken, en Caroline du Sud, à l’usine de retraitement.. de déchets nucléaires de Savannah River. Elle existe toujours, cette usine, et fait toujours la même chose. Les morceaux d’avion eux aussi sévèrement contaminés sont eux envoyés à la centrale nucléaire d’Oak Ridge, une centrale... civile, elle aussi toujours active de nos jours puisqu’elle vient juste de s’équiper cette année d’un surpercomputer Cray XT5 Jaguar de 1.64 petaflops. Elle est reliée à l’organisme de la non-prolifération nucléaire Ornl sous l’égide lui-même du fameux Homeland Security : aux Etats-Unis, on ne s’embarrasse pas du tout de mélanger nucléaire militaire et militaire civil... choses qui sont aujourd’hui tant reprochées à l’Iran.

Quarante ans après donc, on apprend qu’une bombe nucléaire a été abandonnée au fond de l’océan. Elle y a rejoint les vestiges des nombreux sous-marins coulés accidentellement ou lors de cette même guerre froide qui est bien allée jusqu’à en supprimer plusieurs... militairement, en faisant à chaque fois risquer une riposte terrestre et... thermonucléaire. Sans qu’on n’en sache rien dans le pubic. Quarante ans après on fait le bilan : les travailleurs danois venus en aide pour collecter les débris sont en train de mourir tous de divers cancers. Quand ils remplissaient les fûts à la main, on leur disait après de simplement brosser leurs vêtements pour en retirer la neige qui y restait colllée. Tout l’endroit était contaminé, mais on l’a bien caché à tous le monde, y compris aux militaires US venus témoigner pour la première fois dans ce terrifiant reportage.

Aujourd’hui, le bilan de la catastrophe de Thulé est beaucoup plus lourd qu’on ne l’a pensé pendant quatre décennies : dès 1987 une étude montrait une hausse alarmante du taux de cancers des anciens ouvriers de la base, spécialement les danois que l’on n’avait pas averti des dangers. 200 d’entre eux ont décidé cette année de demander des dédommagements aux USA. Sans avoir eu de réponse à ce jour à leurs doléances. L’armée américaine n’a jamais suivi médicalement les 3 000 soldats venus à la hâte scrapper à la pelle les lieux du sinistre. Aujourd’hui encore, le Pentagone se refuse à remettre au public tout élément susceptible de révéler l’immensité des dégâts réels occasionnés par cette perte de bombe nucléaire et les effets de l’éparpillement des trois autres :

"When Danish workers at Thule began to get sick from a slate of illnesses, ranging from rare cancers to blood disorders, the Pentagon refused to help. Even after a 1987 epidemiological study by a Danish medical institute showed that Thule workers were 50 percent more likely to develop cancers than other members of the Danish military, the Pentagon still refused to cooperate. Later that year, 200 of the workers sued the United States under the Foreign Military Claims Act. The lawsuit was dismissed, but the discovery process revealed thousands of pages of secret documents about the incident, including the fact that Air Force workers at the site, unlike the Danes, have not been subject to long-term health monitoring. Even so, the Pentagon continues to keep most of the material on the Thule incident secret, including any information on the extent of the radioactive (and other toxic) contamination". Scandaleux !

Pour tout dire, Greenpeace avait bien tenté le 5 mai 2003 d’alerter le monde sur le problème, en sortant un dossier confidentiel de 4 000 pages, dénonçant le fait que tout n’a pas été transporté aux USA : "personne ne sait apparemment aujourd’hui ce qu’il y a dans les 54 dépôts de la base de Thulé, qui constituent une bombe à retardement pour le Groenland" disait-il. Sorti en pleine fin de guerre de l’Irak, le dossier n’avait eu que fort peu d’écho en Europe comme dans le monde. Le gouvernement danois avait néanmoins posé la question aux USA, Colin Powell s’étant efforcé tout de suite de calmer le jeu. Depuis, rien n’est sorti des accords passés sur la demande d’agrandissement de la base formulée par les USA dans le cadre du bouclier anti-missiles de W.Bush façon Star Wars.

On aurait pu en rester là... si le réchauffement climatique ne s’en était mêlé. Alors que la calotte Groënlandaise fond à une vitesse alarmante, des études montrent qu’il y a bien contamination des sols en profondeur en 1968. En 2003 toujours, Aqulaq Lynge, le président de l’Inuit Circumpolar Conference avait déjà déclaré que le plutonium répandu avait détruit des territoires de chasse eskimos. En 1991, une observation au compteur Geiger de sédiments puisés sur ces terrains montrait déjà des taux alarmants de radio activité. Les Inuits demandaient alors réparation au parlement danois pour le préjudice subi, et la fermeture définitive de la base afin de retourner sur les terres de leurs ancêtres. Une demande restée depuis vaine. La base est toujours là, elle s’est agrandie depuis, a changé son radar pour un modèle nouveau en Phase Array, et fonctionne toujours donc . Elle s’intitule pompeusement "Eye of Freedom" en raison de ce nouveau radar gigantesque de détection de départ de missiles de Russie. Dans le bulletin de la base de Novembre 2008, on y voyait des soldats-pompiers faire un exercice d’extinction de crash d’avion. De fort mauvais goût. Pire encore : deux photos plus loin, c’était une "simulation de recherche de débris humains"... on ne rêve pas. Des fausses mains ensanglantées et des faux membres sont éparpillés dans la neige pour une chasse au trésor pour militaires bien déplacée en ces lieux. C’est bien une base US, qui se moque comme de l’an soixante huit de ce qu’ils ont pu y faire un jour sur place, ces fameux militaires.

Chez les Inuits, on continue à se nourrir des phoques ou des poissons qui vivent aux alentours du fond ou repose toujours l’engin mortel. Sans qu’on ne s’en formalise plus que cela. Le réchauffement climatique déverse aujourd’hui en surface des eaux la contamination maintenue jusqu’ici dans le seul permafrost autour de la base. Oui, mais l’immense radar "de la Liberté" veille, le monde entier peut être rassuré. Quand les bébés eskimos auront tous quatre bras, on commencera peut être à s’intéresser à eux.

PS : un étonnant document découvert juste après la mise en modération par un de mes collègues permet de mieux se faire une idée de l’étendue des travaux de décontamination : c’est un document de l’USAF, que l’on peut évidemment proposer comme étant de la propagande rassurante.

http://www.risoe.dk/rispubl/NUK/nukpdf/ris-r-213_p30-46.pdf

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