Le Sahara, la Libye et Sarkozy
par Bruno de Larivière
jeudi 15 mars 2012
D'une interview d'un africaniste bien connu pour ses opinions conservatrices dans Le Monde. Curieux attelage pour tirer à vue sur l'action diplomatique française au sud et à l'est de la Méditerranée...
Jusqu'où peut aller l'aveuglement ? Le Monde a mis en ligne le 12 mars un entretien avec Bernard Lugan (voir Google+ du 16 février).
L'objectif est de faire dire à l'intéressé que l'opération française en Libye négligeait les risques d'éclatement du pays, et la dispersion des mercenaires engagés par le régime de Khadafi. Tout cela est évidemment vrai, mais d'autres l'ont dit il y a plusieurs mois : Post Antée.
Bernard Lugan est un homme imprégné des relations internationales africaines, qu'il fréquente depuis des décennies. Mais il les fait passer par des grilles de lecture qu'il présente comme irremplaçables (uniques ?). Ainsi, à la première question, il répond que la fixation de frontières lors des indépendances a été catastrophique : elles ont bloqué les déplacements de populations entre Sahara et Sahel. Voilà le défenseur des Boers écrasés par l'armée britannique regretter la coupure entre cultivateurs et éleveurs. C'est tout à fait juste. Mais personne n'affirme le contraire !
En revanche, il ne dit rien du blocage des migrants par les pays d'Afrique du Nord (Maghreb-Libye) à la demande des pays européens. Et pour cause. L'envahissement de l'Europe par les immigrés l'obsède (cf 'les émirats de banlieue' évoqués dans l'éditorial de sa revue électronique). Khadafi garantissant la stabilité démographique européenne répondait donc à ses voeux.
"" Ensuite, depuis une décennie environ, la région est devenue un relais pour les organisations mafieuses, 15 % de la production mondiale de cocaïne transitant ainsi par le Sahara. ""
Il faudrait savoir si les frontières sont fermées ou pas. N'y aurait-il pas en outre un lien entre la montée en puissance des organisations mafieuses et le DOUBLE ECHEC des politiques européennes qu'il soutient : échec des politiques migratoires qui font grimper les prix du transit vers l'Europe, et échec de la prohibition aux effets similaires sur le prix des drogues...
S'ensuit un rapprochement non démontré entre Boko Haram, Aqmi et le Front Polisario. Comme s'il n'existait aucune différence. Pire. Admettons même que les conditions d'une alliance de tous les terrorismes - merci pour la légitimité des Sahraouis - soient réunis : pourquoi aujourd'hui et pas hier ? Le régime de Khadafi n'a t-il pas continûment vendu des armes par le passé ? Est-il même le seul concerné sur le continent africain ? Pourquoi Lugan se tait-il sur sa chère Afrique du Sud, premier pourvoyeur d'arme continental (sans parler du Zimbabwe et de quelques autres).
Sur les guerres ethniques qui le rendent intarissable, Bernard Lugan développe une théorie qui en vaut une autre sur les tribus de "chameliers" s'entendant entre elles. Par exemple celle de la guerre froide. Abandonnée par une URSS en déliquescence, Khadafi a changé son fusil d'épaule et mis en avant des arguments pan-africanistes dont les Français savent bien qu'ils n'étaient pas que des paroles en l'air (Bande d'Aouzou, guerre au nord du Tchad).
A une autre question touchant au problème des minorités touarègues dans les pays de la zone, le même Bernard Lugan ressort ses fiches sur les malheurs des indépendances. Avec les accents des dirigeants anti-colonialistes de 1960. Là-encore, il enfonce une porte depuis longtemps ouverte. En mai 2007, constatant la vitalité des mouvements touaregs, je faisais tout simplement le lien entre leur puissance financière récente et les activités crapuleuses (cigarettes, armes, migrants, drogues...)
Il est plus facile de distinguer en deux catégories bien tranchées les bons et les méchants : les terroristes nigérians, ceux d'Aqmi et du Sahara Occidental. Les premiers vivent d'amour et d'eau fraîche quand les seconds trafiquent honteusement. Il termine en se demandant quand même si les mouvements de défense des intérêts touaregs (indépendantistes) ne se rapprocheront pas d'Aqmi. Le politico-tactique et l'ethnique : encore et toujours. Je ne me prononcerai pas sur l'avenir proche.
Cet article me déplaît, parce qu'il concrétise l'alliance de la carpe et du lapin. Bernard Lugan est un homme qui n'est pas sans qualités intellectuelles ; son mérite vient de son acharnement à étudier l'Afrique, malgré et au-dessus des modes. Il attend toujours une reconnaissance que ses pairs lui ont refusé. Il a été gravement attaqué par ce même journal à cause de ses anciennes attaches universitaires à Lyon II. Radio-Courtoisie (incrustation) pour laquelle il collabore déteste Le Monde et tout ce que le journal est censé représenter de tolérance molle, de mondialisme européiste...
Et pourtant, il se prête complaisamment au petit jeu du Monde. Le Quotidien du soir s'est bien gardé de publier à l'écrit Bernard Lugan. Ses têtes pensantes, journalistes - vedettes et éditorialistes méprisent l'analyse ethnique et politico-tactique. Mais ils donnent une tribune numérique à l'intéressé. Tout cela en pleine campagne électorale. Seul le titre compte, et il faut marteler une idée simple : Sarkozy s'est trompé. A cause de lui, le Sahara brûlerait.
De mon point de vue, l'antisarkozisme aveugle se pare des attributs de l'intelligence. L'aide aux insurgés de Benghazi a été improvisée au printemps 2011, et elle n'a pas produit les effets escomptés. Bernard-Henri Lévy s'est beaucoup agité ? Soit. Il y avait plus à perdre qu'à gagner dans l'intervention des armées occidentales dans une affaire strictement libyenne. Mais je n'irai pas jusqu'à regretter la disparition d'un tyran sanguinaire.
Il n'est en revanche pas inutile de rappeler les errements du début de la présidence, en 2007. La faute de Nicolas Sarkozy est originelle. L'affaire dite des infirmières bulgares et l'accueil en grandes pompes du leader libyen constituent effectivement des fautes graves : vidéos (un et deux). Mais elles n'ont rien changé aux équilibres internes du Sahara et du Sahel... Ceux-ci évoluent au rythme de la géographie.