Le vrai discours de Vladimir Poutine au Kremlin en 2005
par Joaquim Defghi
jeudi 17 avril 2014
Nombreux sont les détracteurs de Vladimir Poutine à citer régulièrement un extrait du discours qu’il a prononcé face à l’assemblée fédérale de la Fédération de Russie en avril 2005 : « l’effondrement de l’URSS fut la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Cet extrait mal traduit distord les propos de celui qui était alors déjà président de la république ; il participe à une diabolisation dangereuse.
L’allocution étant assez longue, j’en traduis le début qui permet déjà de se rendre compte de la réalité de ce qui a été dit. Ensuite, j’en fournis une brève analyse, donnant mon avis sur l’homme.
Début de l’extrait
Distingués membres de l’assemblée fédérale,
Citoyens de Russie,
Dans ce discours de 2005, je vais m’attarder sur un certain nombre d’enjeux idéologiques et politiques fondamentaux. Je crois qu’une telle discussion est essentielle au stade actuel de développement de la Russie. Les tâches sociales et économiques les plus importantes nous attendant, y compris les projets nationaux spécifiques, ont été exposées dans le discours précédent […].
Je considère le développement de la Russie en tant qu’Etat libre et démocratique comme le principal objectif politique et idéologique. Nous utilisons ces mots justement fréquemment, mais rarement nous nous préoccupons de révéler combien le sens profond de valeurs telles que la liberté et la démocratie, la justice et l’égalité est traduit dans la vie.
Cependant, il y a besoin d’une telle analyse. Les processus objectivement difficiles se déroulant en Russie deviennent de plus en plus l’objet de discussions politiques haineuses. Et ils sont tous connectés à des échanges liés à la liberté et à la démocratie. Parfois, vous pouvez entendre que puisque le peuple russe a été silencieux pendant des siècles, il n’est pas habitué ou n’a pas besoin de liberté. Et pour cette raison, il est affirmé que nos citoyens ont un besoin constant de supervision.
Je souhaiterais ramener ceux qui pensent ainsi à la réalité, aux faits. Pour ce faire, je rappellerai une fois de plus l’histoire récente de la Russie.
Par-dessus tout, nous devrions reconnaître que l’effondrement de l’Union Soviétique fut un désastre géopolitique majeur du siècle dernier. Pour la nation russe, il devint un authentique drame. Des dizaines de millions de nos concitoyens et compatriotes se sont retrouvés à l’extérieur du territoire russe. De plus, l’épidémie de la désintégration infecta la Russie elle-même.
Les économies individuelles furent dépréciées, et les anciennes idées détruites. De nombreuses institutions furent démantelées ou reformées négligemment. L’intervention terroriste et la capitulation tchétchène qui s’en suivit ravagea l’intégrité du pays. Les groupes oligarchiques – possédant un contrôle absolu des chaînes d’information – servirent exclusivement les intérêts de leurs entreprises. La pauvreté massive commença à être perçue comme la norme. Et tous ces évènements avaient pour toile de fond une crise économique dramatique, des finances instables, et la paralysie de la sphère sociale.
Nombreux pensèrent ou semblèrent penser à ce moment-là que notre jeune démocratie n’était pas une continuation de l’indépendance russe, mais son ultime effondrement, l’agonie prolongée du système soviétique.
Mais ils se trompaient.
C’était précisément la période au cours de laquelle des développements significatifs se produisirent en Russie. Notre société générait non seulement l’énergie de l’auto-préservation, mais aussi la volonté pour une nouvelle vie libre. Au cours de ces années difficiles, le peuple russe eut à maintenir son statut de nation souveraine et à faire un choix infaillible en sélectionnant un nouveau vecteur de développement pour la première fois de ses mille ans d’histoire. Il eut à accomplir la tâche la plus difficile : sauvegarder ses propres valeurs, ne pas dilapider ses réussites indéniables, et confirmer la viabilité d’une démocratie russe. Nous eûmes à trouver notre propre chemin pour construire un Etat et une société démocratiques libres et justes.
En parlant de justice, je ne fais bien sûr pas référence au notoire « prendre et diviser en parts égales », mais à une opportunité de se développer, étendue et égale pour quiconque. Le succès pour chacun. Une vie meilleure pour tous.
En ultime analyse, par l’affirmation de ces principes, nous devrions devenir une société libre composée de gens libres. Mais dans ce contexte, il serait approprié de se rappeler comment la société se forgea une aspiration à la liberté et à la justice.
Depuis trois siècles, nous – ensemble avec les nations européennes –avons traversé main dans la main les réformes des Lumières, les difficultés de l’émergence de branches parlementaires, municipale et judiciaires, et l’établissement d’un système légal similaire. Pas à pas, nous avons avancé ensemble, reconnaissant et étendant les droits de l’homme, vers un suffrage universel et équitable, vers la compréhension du besoin de s’occuper du faible et du pauvre, vers l’émancipation féminine, et d’autres gains sociaux.
Je le répète, nous l’avons fait ensemble, parfois en rattrapant, parfois en devançant les standards européens.
Je crois fermement que pour la Russie actuelle, les valeurs démocratiques ne sont pas moins importantes que le succès économique ou le bien-être social du peuple.
Premièrement, chaque citoyen respectant la loi a droit à des garanties légales fermes et à la protection de l’Etat dans une société libre et juste. Et nul ne doute que sauvegarder les droits et les libertés est crucial pour le développement économique de la Russie et la vie sociale et politique.
Le droit d’être élu ou nommé à un poste d’Etat, de même que l’opportunité d’utiliser les services publics ou l’information publique, doit être également disponible pour tout citoyen du pays. Et toute personne qui enfreint la loi doit savoir que la sanction est inévitable.
Deuxièmement, seulement dans une société libre des citoyens économiquement actifs ont le droit de participer à une compétition en tant qu’égaux, de choisir leurs partenaires, et en conséquence, de gagner de l’argent. La prospérité de chaque individu devrait être déterminée par ses qualifications et compétences professionnelles, et ses efforts. Toute personne a le droit de disposer comme il le veut de ce dont il ou elle a gagné, y compris la transmission à ses enfants.
En ce sens, l’observation de principes justes est directement liée à l’égalité des chances. Et ceci ne doit être garanti par personne d’autre que l’Etat.
Troisièmement, l’Etat russe, s’il veut être juste, doit aider les citoyens pauvres et ceux qui ne peuvent pas travailler – les handicapés, les bénéficiaires d’une pension d’invalidité, les orphelins. Ces personnes doivent vivre une vie décente et ils doivent pouvoir accéder aux bénéfices principaux.
Toutes ces fonctions et devoirs sont directement accordés à l’Etat par la société.
Et pour finir, une société libre et juste n’a pas de frontières internes ou de restrictions de déplacements, elle est ouverte sur le reste du monde. Cela permet aux citoyens de notre pays de profiter des bénéfices de la civilisation humaine dans son intégralité, y compris l’éducation, la science, l’histoire du monde et la culture.
Ce sont nos valeurs qui déterminent notre désir de voir l’indépendance de l’Etat russe grandir, et sa souveraineté affermie. Notre nation est libre. Et notre place dans le monde moderne, je souhaite particulièrement souligner cela, dépend uniquement de notre force et de notre réussite.
Fin de l’extrait
Dans la suite du discours, Vladimir Poutine détaille les mesures concrètes qu’il souhaite mettre en œuvre afin d’appliquer les valeurs et les grands objectifs précisés avant.
Commentaire sur le discours et sur l’homme
Il faut faire preuve d’une grande cécité ou d’une montagne de mauvaise foi pour n’avoir retenu de cette allocution qu’un court passage, déformé qui plus est, concernant la chute de l’URSS. Vladimir Poutine a exprimé avant tout la préoccupation d’un russe ayant vu son pays aux prises avec un accroissement de la pauvreté et soumis à une poignée d’oligarques. L’Occident ne s’arrête malheureusement pas à cela en termes de mauvaise foi.
Ceci étant, ne croyez pas un instant que je verse dans l’émotion à la lecture de la prose de Vladimir Poutine. Il est avant tout homme politique, c’est-à-dire empreint d’une forte ambivalence qui se perçoit rien qu’à son attitude, à sa manière d’être. Vous pouvez par exemple jeter un coup d’œil au reportage (vidéo ci-dessous) « le système Poutine ». On peut constater dans sa démarche, dans sa manière de s’exprimer, une certaine gaucherie, de la timidité. Cette dernière contraste fortement avec le contenu du message que le reportage souhaite faire passer : Vladimir Poutine, ex-membre du KGB et fils spirituel d’Andropov, se comporte en véritable dictateur.
Les passages où sa professeur d’allemand s’exprime sont assez croustillants, on voit alors Poutine en petit enfant, ce qu’il est resté en partie. Comme tout homme de pouvoir, il combine une facette ingénue de laquelle déborde l’idéalisme, et une facette dominatrice issue de l’accumulation de frustrations, d’échecs et de déceptions en tout genre, visibles d’ailleurs dans le reportage. Cette ambivalence est frappante, évidente chez le président russe. Elle constitue un trait commun aux personnes de pouvoir. La volonté de puissance, pragmatique et intéressée, se nourrit de la frustration, elle-même échec d’atteinte de l’idéal.
Ainsi, Vladimir Poutine, lorsqu’il s’exprime au sujet de la démocratie, de la liberté, des droits et de la justice croit fermement en ce qu’il dit, de la même manière qu’un François Hollande, une Angela Merkel ou un Barack Obama s’exprimant au nom de leur propre système de valeurs. Vous pouvez également regarder ici une interview réalisée en 2010 par David Pujadas. Vladimir Poutine y défend la trajectoire de son pays et il y a une grande cohérence avec ce discours.
S’il est clair que des lobbys existent puissamment en Russie, que la démocratie y manque de liberté, que certaines valeurs diffèrent des nôtres, nous oublions facilement combien les puissances financières occidentales procèdent d’une manière similaire – elles font seulement cela de manière plus détournée et hypocrite – à ce qui se passe en Russie.
Vladimir Poutine n’est ni pire ni meilleur que Barack Obama ou François Hollande. Ces leaders sont submergés par la volonté de puissance qu’ils communiquent avec succès à leurs peuples respectifs, avivant ainsi un nationalisme que l’on avait cru un instant remisé au placard à la création de l’euro (la monnaie), juste avant l’éclatement de la bulle Internet suivie de près par les attentats du 11 septembre 2001.
Source : archives du Kremlin
Reportage « le système Poutine », vidéo diabolisant Poutine.