Les brigands sont éternels
par Bruno de Larivière
samedi 5 décembre 2009
En Chine, les grands noms du crime demeurent. Le chef de la ’Bande Verte’ Du Yuesheng l’illustre à sa façon. Le prix Nobel de littérature Gao Xingjian également, dans ’la montagne de l’âme’.
Les Français gèrent de plus en plus difficilement la Concession, dont la population croît rapidement (300.000 habitants en 1925). Suffisant dans un premier temps, l’appui des familles chinoises catholiques et occidentalisées ne suffit plus. Le gouverneur débordé choisit de signer discrètement un accord avec la Bande Verte pour que celle-ci maintienne le calme dans la concession. Alors que les organisations internationales dénoncent les ravages de l’opium après 1918, les autorités françaises font la sourde oreille et n’interdisent pas les fumeries. La Bande Verte bénéficie dans ces conditions d’un avantage par rapport aux bandes concurrentes combattues dans chacune des concessions occidentales.
Les dirigeants de l’organisation secrète - parmi lesquels Du Yuesheng figure désormais au premier rang - font vite fructifier leur affaire. Au même moment, la Bande Verte tisse des liens avec le Kuomintang de Tchang Kaï-chek. Le général nationaliste et les autorités françaises partagent au moins un souci commun vis-à-vis des organisations syndicales acquises aux communistes. Cette curieuse coalition d’intérêt explique la répression d’avril 1927. Pour Du Yuesheng commence alors une période particulièrement faste qui s’achève avec l’occupation de Shanghaï par les Japonais. Pendant ces années 30, il cherche à faire oublier ses activités occultes. A partir de 1932, Paris ayant eu vent de l’alliance contre nature, envoie en effet un nouveau gouverneur chargé de rétablir la légalité et de combattre le crime organisé [source].
Pour démontrer son honorabilité, Du Yuesheng décide en 1934 la construction d’une résidence personnelle dans la concession française, depuis transformée en hôtel. Il n’en profite guère, puisqu’il fuit l’arrivée japonaise et se réfugie à Hongkong. Il meurt en 1949, l’année de la proclamation de la République Populaire de Chine. Les archives d’époque restituent aujourd’hui l’ambiance régnant dans cette gigantesque demeure alliant architectures européenne et chinoise. De grandes fêtes attirent le gratin shanghaïen [source]. L’hôtel Mansion affiche aujourd’hui cinq étoiles. Les façades ont été grattées, et le jardin restauré dans son état initial. Aucun élément de l’opulente propriété ne semble faire défaut : jets d’eau, cour pavée, lions de parement au pied de l’escalier d’entrée. L’hôtel propose dans leur état originel les multiples salons, salles-à-manger privées, et suites meublées dans le style années 30. A lui seul, l’hôtel Mansion rappelle les splendeurs frelatées d’une époque définitivement révolue. Les brigands sont-ils éternels ?
Le prix Nobel de littérature Gao Xingjian donne tout à fait cette impression dans La montagne de l’âme [Editions de l’Aube - poche - 2000]. Plusieurs récits s’imbriquent, le narrateur changeant d’un chapitre à l’autre. L’œuvre retrace un retour aux sources de la Chine, dans les montagnes du centre et dans la haute vallée du Yangzi. L’auteur a pourcouru ces différentes régions après 1982, date à laquelle les autorités censurent ses pièces de théâtre. Au fil des recits surgissent des fantômes du passé, des bonzes, des taoistes, un prêtre Yi. Tous tentent de se remémorer paroles et rituels, mais se retrouvent sans public, comme étrangers dans leur propre pays. Un vieux prêtre organise une dernière cérémonie en honneur des ancêtres. Dans le village, la nuit tombe. Craignant le froid hivernal, les habitants ont fermé tôt leurs volets. Beaucoup entendent le prêtre, mais restent chez eux. Quelques curieux s’approchent pour finir. « Vous n’aurez bientôt plus de voix », dit l’un. « Laissez le chanter, c’est son dernier hiver », rétorque un autre, insensible à la scène [P.332].
Les ombres de plusieurs seigneurs de la guerre, de bandits de grand chemin, et même de généraux de l’époque impériale croisent le narrateur. Les uns et les autres ont laissé derrière eux des palais en ruines, des femmes séduites ou violentées. Un ancien de la Bande Noire fait brusquement revivre le temps des sociétés secrètes, l’enrôlement des plus jeunes, le racket de la population et le contrôle par la violence. Mais après 1949, la violence s’est incarnée dans l’action politique elle-même, suggère le narrateur. Les pilleurs de tombe ont hier vandalisé des sites archéologiques témoins des Royaumes Combattants. D’autres prennent aujourd’hui leur suite. Dans la Chine nouvelle, les vestiges du passé ne comptent guère, englouties sous les eaux du barrage des Trois Gorges, brûlés, ou remisées dans des annexes de musées vides, dans la catégorie « Objets de religion et de superstition. ». Le domaine naturel subit de la même façon les affres d’un dirigisme planificateur : lacs asséchés, fleuves détournés, forêts déboisées, campagnes écrasées sous l’urbanisation.
Voyageant à l’intérieur du pays au milieu des années 1980 Gao Xingjian raconte la dure condition des femmes, les gens coupés de leurs ancêtres, ou les personnes âgées oubliées dans des mouroirs. Du parti communiste, il ne fait pratiquement pas mention. Comme s’il avait d’ores et déjà disparu du paysage. Le narrateur repère ici ou là quelques fonctionnaires bornés et vénaux, jaloux de leurs prérogatives et jouissant des voitures mises à leur disposition. Mais c’est presque accidentellement. Je n’ai noté qu’une seule allusion à Mao, lorsqu’un interlocuteur du narrateur, comprenant qu’il vient de Pékin, lui demande s’il a vu le pyjama du Grand Timonier. Gao Xingjian se préoccupe de ce qui reste, de ce qui ne meurt pas.
Les exceptions glacent le sang. A Wanxian, un témoin se souvient des exécutions de la Révolution culturelle. « C’étaient bien sûr des hommes que l’on tuait, pas des poissons. Trois par trois, attachés par des poignets à l’aide d’un fil de fer, ils étaient poussés vers le fleuve par des tirs de mitrailleuses. Dès que l’un d’eux était touché, il entraînait les autres dans l’eau et il les avait vus se débattre tels des poissons pris à l’hameçon, avant de dériver au fil du courant comme des chiens crevés. Ce qui est curieux, c’est que plus on tue les hommes, plus ils sont nombreux, alors que les poissons, plus on en pêche, plus ils deviennent rares. Il vaudrait mieux que cela soit le contraire. » [P.625]
Une parabole qui ne dit pas son nom servira de conclusion. Plusieurs scientifiques, intrigués par des rumeurs persistantes autour de l’existence d’un homme sauvage ont monté des expéditions dans le sud du pays. A deux ou trois reprises, la montagne de l’âme revient sur ce sujet. On découvre le fin mot de l’histoire dans le dernier tiers du livre. Après la description du saccage d’une région forestière prétendument protégée (Shennongjia), à l’intérieur de laquelle cadres et paysans braconnent et effectuent des coupes prohibées par la loi pour avoir du bois de chauffage ou pour fabriquer du charbon de bois. L’homme sauvage tombe finalement au cours d’une sorte de battue. Il surgit soudain, presque nu, avec une paire de lunettes aux verres opaques et tenue par une ficelle. Il a fui depuis plusieurs années la ville de peur des persécutions. Ceux qui l’attrapent ne font preuve d’aucune compassion. « Si tu es un homme, pourquoi t’enfuis-tu. ? Si tu continues à jouer les diables, on va te fusiller ! Est-ce que tu n’es pas dérangé du cerveau ? »
Ainsi, on a trouvé l’homme sauvage, mais est-il celui qui porte le mieux ce qualificatif ? Les puissants du moment passeront, car seuls les brigands sont éternels. Et Shanghaï, vague réminiscence de la ville des concessions.
PS./ Dernier papier de Geographedumonde sur la Chine : En Chine, le pouvoir est libre de faire ce que toutes les lois permettent.
Incrustation : Du Yuesheng.