Les contorsions d’une Europe qui tātonne

par Fernand Tristan Isolda
vendredi 9 octobre 2015

Voici la traduction d'un éditorial du quotidien économique italien "Il Sole 24 Ore". Il est signé par Adriana Cerretelli, une des plus avisées scrutatrices des affaires européennes que l'on peut encore trouver à lire dans une presse européenne le plus souvent soumise aux impératifs des marchés (et des très fortunés propriétaires qui en décident dans le mépris le plus total des peuples désargentés, désenchantés, déboussolés). Je n'affirme pas qu'on trouvera en cet édito de bonnes réponses aux crises en cours, mais il contient manifestement de très bonnes questions.

http://www.ilsole24ore.com/art/commenti-e-idee/2015-10-06/le-contorsioni-un-europa-che-si-muove-tentoni-071533.shtml?uuid=AC8fOqAB

 

Que la cohérence n'ait jamais été son mode d'agir est chose connue. Mais que la très démocrate et pacifique Europe en vienne à s'allier avec son contraire, qu'elle ferme soudain plus d'un oeil sur les diables de l'autoritarisme et du bellicisme que sont la Russie de Poutine, la Syrie de Assad et la Turquie d'Erdogan, dans l'espoir que d'autres qu'elle la tireront enfin d'affaire, voilà un funambulisme politico-diplomatique qui certes n'a rien de vraiment neuf mais qui certainement n'était plus d'usage depuis des décennies. Et il peut s'avérer bien dangereux.

Le monde global est de plus en plus compliqué à vivre, à cause de ses équilibres très instables, de sa compétition économique effrénée, et d'un allié américain de plus en plus distrait parce qu'obnubilé par sa frontière Pacifique. Dans ce grand jeu, la solitude de l'Europe saute aux yeux chaque jour davantage. Et le puzzle irrésolu de son impuissance collective, ainsi que son incapacité à résoudre des équations d'ordre mondial, deviennent toujours plus difficiles et inquiétants.

A ce propos, avec le colosse VW qui, depuis des années, triche sur la qualité et la compétitivité globale de ses voitures, nous avons la confirmation tangible des défauts structurels et de la profonde inadéquation s'accumulant sans cesse du système européen tout entier. Ce sont eux qui aujourd'hui déterminent des choix sans scrupules en matière de politique étrangère, si tant est qu'il y en ait une.

La crise des réfugiés, inattendue en de telles dimensions, a fait perdre les pédales à l'Europe. Samedi dernier Angela Merkel l'a comparée au choc de la réunification allemande d'il y a 25 ans, en demandant au pays d'y consacrer la même énergie et la même détermination. "Nous sommes confrontés à de nouveaux devoirs dont nous ne connaissons pas la portée", a-t-elle avertie. Et selon les dernières estimations, le flot des réfugiés syriens en Allemagne cette année pourrait atteindre 1,5 million de personnes.

Et c'est ainsi que quatre années de guerre en Syrie, dédaignées et méconnues comme celles en Irak et en Lybie, sont soudain devenues d'une actualité brûlante...C'est à dire posant des problèmes à affronter et résoudre dans l'urgence et à tout prix. Par exemple par l'aide aux camps de réfugiés installés en Turquie qui en accueillent déjà 2,2 millions.Tout est bon, pourvu qu'on arrête ou du moins qu'on ralentisse l'avalanche humaine en cours.

Et c'est ici que commence le spectacle des contorsions européennes, au gré d'une Realpolitik qu'on pourrait, en certaines limites, justifier et entériner si seulement les objectifs de toutes les parties prenantes étaient clairs. Mais tel n'est pas le cas.

Mise en quarantaine internationale et soumise à des sanctions après avoir méprisé l'inviolabilité des frontières, annexé la Crimée, et s'être immiscée dans la souveraineté d'une Ukraine amputée, la Russie de Poutine tente le gros coup. Faire oublier aux Européens l'accord de Minsk (plus ou moins violé) au nom de la nouvelle urgence-réfugiés, en s'érigeant en champion de la pacification syrienne, laquelle passe par la guerre à l'ISIS [ E.I. ou Daesh] et le sauvetage de l'allié Assad comme des bases militaires russes dans le pays.

En réalité, à Damas et tout autour, les Russes bombardent davantage les rebelles pro-occidentaux que les sanctuaires du "Califat". Pire, ses Mig ont plusieurs fois violé l'espace aérien turc, provoquant une dure réaction d'Ankara et les mises en garde de l'OTAN et des Américains contre ces "inacceptables" intrusions dans le ciel d'un allié.

La tension est très forte. Après avoir caressé l'idée de se démarquer de la ligne dure de l'Amérique d'Obama, l'Europe divisée, avec une France et une Allemagne qui ne sont plus en syntonie, risque aujourd'hui de payer bien cher l'activisme militaire de Poutine et de ses ambitions géo-stratégiques retrouvées.

Comment consentir à un pacte avec le néo-impérialisme russe ? Comment se comporter avec un Assad qui a osé user d'armes chimiques contre son propre peuple, mais mais qui aujourd'hui, dans le chaos syrien fait aussi de terrorisme et d'excès islamistes, peut encore représenter une figure temporaire de relative stabilité ?

Et comment prétendre à l'active collaboration de la Turquie d'Erdogan pour contenir le flot des réfugiès ? En faisant semblant de ne plus voir, après en avoir fait la dénonciation durant des années, la dérive autoritaire du pays, ses violations repétées des principes fondamentaux européens comme la liberté d'expression, de presse, de réunion, ainsi que sa guerre anti-kurde, où les accusations de terrorisme se mêlent à des opportunismes électoraux de bas étage en vue de neutraliser des opposants politiques en nombre croissant et dérangeant les desseins politiques d'Erdogan ?

L'Europe aurait aujourd'hui le plus grand besoin d'une vision claire et d'une politique commune forte afin de pouvoir négocier avec des interlocuteurs coriaces et aux idées affûtées comme Poutine et Erdogan. Mais, n'ayant ni l'une ni l'autre, elle se meut à tâtons et manifeste clairement une faiblesse qui ne naît pas seulement de l'éternelle désunion, mais aussi, et c'est bien pire, de la cynique tentative d'un désaveu utilitariste de ses propres valeurs identitaires.Ce qui est loin d'être une panacée...

La démocratie européenne peut-elle vraiment se permettre de payer le prix (qui plus est inutile) de la complicité avec des autoritarismes proches ou lointains ?

 


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