Les émigrés, dehors !

par Bruno de Larivière
mardi 5 octobre 2010

La Lettonie votait ce week-end. L’Irlande, quant à elle, traverse une période difficile, avec une quasi faillite de son système bancaire. Ces deux pays n’ont apparemment rien en commun. La crise les réunit. Pire, nombre d’Irlandais et de Lettons choisissent de s’exiler dans l’espoir d’une vie meilleure.

En Lettonie, les urnes ont démenti les sondages. Le parti de centre gauche, censé rassembler les suffrages des Lettons russophones (un tiers des 2,3 millions de la République balte) a réuni 25,8 % des voix. La peur que la question linguistique [Surtout letton] n’envenime la gestion des effets de la crise économique a visiblement fait perdre des voix au parti de la Concorde. Il y a quelques mois, la victoire de ce parti aux élections municipales de Riga, la capitale, ont alimenté les rumeurs d’un financement par Russie unie, le parti de Vladimir Poutine. L’Unité de Valdis Dombrovskis arrive en tête (30,6 %), mais discutera avec ses adversaires [source]. Le vainqueur a 39 ans - une paille ! - a exercé la fonction de ministre des finances et siège au parlement européen. Il annonce courageusement le sang et les larmes : la prolongation de l‘austérité, et une rentrée dans la zone euro en 2014. C’est le candidat le plus présentable auprès des institutions internationales, en particulier l’Union Européenne et le FMI. La Lettonie bénéficie en effet depuis deux ans de prêts garantis d’un montant de 7,5 milliards d’euros.

«  Ce plan s’est traduit par des réductions de salaires pouvant aller jusqu’à 50 %, ainsi que par des fermetures d’écoles, d’hôpitaux, de commissariats de police, de théâtres, etc. La profonde récession (-18 % du produit intérieur brut l’an dernier, soit la plus forte décroissance de toute l’UE) a fait grimper le chômage à près de 20 %. Plutôt que de manifester leur colère - il n’y a eu qu’une émeute, le 13 janvier 2009 -, les Lettons sont partis travailler à l’étranger par dizaines de milliers.  » Les Lettons choisissent la rigueur et l’Europe. [Antoine Jacob (Riga)]

Les émigrés lettons ne se sont-ils pas abstenus ? La victoire relative de l’Unité ne résulte-t-elle pas précisément de l’austérité qui a poussé des milliers de Lettons à s’exiler en Russie ou ailleurs à la recherche d’une meilleure situation ? Moins de quatre cents kilomètres séparent Riga de Saint-Pétersbourg, la deuxième ville russe [exemple]. Par la mer, Stockholm est encore plus proche. Dans le cas de la Russie voisine, on peut évidemment considérer que l’émigration résout les tensions diplomatiques, les Lettons russophones les moins prêts à parler la langue nationale vivant désormais de l’autre côté de la frontière [source].

L’émigration est une protestation silencieuse impossible à couvrir par les médias friands de manifestations monstres, d’affrontements à la grecque. A la Jamaïque, l’émigration distend les liens familiaux. Dans la campagne, au Bangladesh, on note l’importance des transferts financiers - en particulier originaire du Golfe - mais avec peu d’effets positifs sur les salaires et même un impact négatif sur l’activité agricole. En Lettonie, si les jeunes actifs diplômés émigrent, qui financera le redressement du pays ? La théorie économique s’intéresse bien aux questions des migrations. Contrairement aux idées reçues, elle ne la considère pas comme une conséquence de facto positive de la mondialisation.

En Irlande, ce week-end, un salon consacré au travail à l’étranger [Working Abroad Expo] se tenait à Dublin. Sur place, les visiteurs ont pu prendre des renseignements auprès de représentants des gouvernements canadiens et néo-zélandais. Les candidats au départ s’inquiètent pour leur avenir, et pour celui de leurs enfants. «  Je viens juste d’avoir une petite fille, Annabelle, mais je ne veux pas l’élever en Irlande. Quel futur lui garantit-on ici ?  » Une autre parle de son compagnon travaillant de plus en plus dur et de sa difficulté à trouver un emploi après une naissance. Tous deux souhaitent obtenir un visa pour vivre en Australie. Une autre, qui termine ses études dans le domaine de l’assistance scolaire parle de partir au Canada. «  J’ai déjà trois copains qui y travaillent, bien mieux payés qu’ici. En Irlande, rien n’est fait pour nous retenir. Avec la crise, ce n’est même pas la peine de chercher quelque chose.  » Une enseignant et son mari refusent la facilité d’un emploi garanti. Ils estiment qu’il s’agit d’un avantage trompeur [the lure of secure public sector]. «  Je sais que beaucoup envient notre situation, mais ils n’imaginent pas notre perte de salaire. Nous n’en pouvons plus.  » Eux aussi s’installeront en Australie [Irish Independent / traduction geographedumonde]. La presse irlandaise ne semble pas s’étonner, encore moins s’interroger sur la politique des gouvernements étrangers par ailleurs assez prompts à refouler une immigration non blanche [source].

De fait l’Irlande a connu dans le passé des épisodes beaucoup plus spectaculaires. Persécutés pour leur foi, les Irlandais ont quitté l’île à différentes époques. L’émigration qui a suivi la Grande Famine de 1845 a surclassé les précédentes et les suivantes. Entre 1845 et 1854, plus de deux millions d’Irlandais auraient pris alors le chemin de l’exil, les deux tiers environ à destination des Etats-Unis [source]. Compte tenu de ce que l’on a observé en Lettonie, il est utile de rappeler que l’émigration irlandaise n’a pas apaisé les tensions politiques et religieuses. La déstabilisation sociale et la désagrégation de l‘économie vivrière consécutives de l’émigration de masse ont au contraire accompagné la montée en puissance d‘un nationalisme revendicatif. Le mouvement des Fenians naît en 1858. A la veille de la Première Guerre Mondiale, la population irlandaise dépasse quatre millions d’habitants, contre huit à l’apogée démographique de l’Île en 1845. Ce seuil équivaut à celui de 1800 ou de 2010 [source].

Il a fallu l’intégration de l’Irlande dans la CEE pour voir le pays esquisser un rattrapage économique par rapport au reste du monde développé, en partie facilité par l‘octroi de subventions européennes. Les bases de la prospérité irlandaise sont toutefois apparues bien fragiles, au début des années 1980 (deuxième choc pétrolier), et aujourd’hui vingt-cinq ans plus tard [source]. L’élévation spectaculaire de la qualification des actifs en une ou deux générations a suscité la croissance économique. Elle explique également le goût pour l’expatriation en temps de crise. La fiscalité plancher et le boom immobilier ont été les ingrédients de la réussite en trompe-l’œil des années 1990 [source]. Que les investisseurs se retirent et les habitants de l’Île plongent dans le désarroi. Cela vaut aussi pour les pays baltes ou pour l’Islande [Au loto islandais, personne ne gagne].

En Irlande, le secteur bancaire est aujourd‘hui sinistré. L’Anglo Irish Bank ne doit son salut qu’à l’intervention d’un Etat fortement endetté. Le déficit budgétaire atteindra un tiers (32 %) du PIB en 2010 [source]. Pour rétablir l’ordre financier, l’augmentation des impôts s’avère inéluctable, dans un contexte d‘augmentation du chômage. Au milieu des années 1980, celui-ci a atteint le seuil fatidique de 25 %. Raison de plus pour émigrer : les émigrés dehors ! Une interrogation reste donc en suspens, derrière un premier constat. L’émigration a été pour l’Irlande une chance à l’échelle de l’individu. Elle produira un désastre à l’échelle de la nation. En Grèce [El Zapatero], on se berce d’illusions chinoises, et en Lettonie, on vote. L‘émigration va de toutes façons réduire à néant les efforts budgétaires des Etats pour réduire leurs déficits, tout en provoquant de fortes tensions. Il y a un risque de faire reposer l’effort sur une frange réduite : ceux des actifs qui ne s’exilent pas…

Incrustation : Image parodique, qui incitait il y a encore quelques mois les Irlandais de la diaspora à revenir dans l’Île.


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