Les « Harraga » et le Radeau de la Méduse
par GHEDIA Aziz
vendredi 4 mai 2007
Il y a des mots d’origine algérienne qui, à force d’être galvaudés, à force d’être utilisés par les uns et les autres, finissent par s’imposer dans les écrits journalistiques (1) et littéraires (2) .Tels les mots « hittiste » et « harraga », par exemple.
Le premier mot décrit, d’une façon on ne peut plus claire, les jeunes chômeurs des pays du Maghreb qui, à longueur de jour et d’année, tiennent les murs. Pas par oisiveté ni par fainéantise non plus, mais par manque de travail et de débouchés pour les jeunes diplômés dans des pays où pourtant tout reste à faire ! Le second terme, lui, désigne toujours ces mêmes jeunes qui, un beau jour, décident de laisser tomber les murs et, prenant leurs balluchons, vont, non pas par des routes sinueuses et poussiéreuses mais en surfant sur les vagues le cap droit vers le nord, brûler les frontières de l’Europe. Retenez donc bien ces deux mots. Je donne ma langue au chat que, tôt ou tard, ces mots auront leur place dans le petit Robert. Si ce n’est pas déjà fait. Et nous serons ainsi fiers, nous autres Algériens, d’avoir contribué à l’enrichissement sémantique de la langue française. Un "butin de guerre" se doit d’être entretenu et enrichi, n’est-ce pas ?
Aujourd’hui donc, j’ai envie de vous parler de cette race d’Algériens qui ne craint rien.
En effet, ces derniers temps, en Algérie, le nombre de "harraga" qui ratent leur coup est en augmentation. Chaque jour que Dieu fait, la presse en rapporte des cas. Et ça concerne des Algériens de plus en plus jeunes. De plus, avec l’arrestation, la semaine dernière, par les services de la gendarmerie d’Annaba, d’une jeune fille parmi les candidats malheureux à l’émigration clandestine, on aura tout vu. Mais, ce phénomène ne semble pas inquiéter outre mesure nos pouvoirs publics. Bien sûr que les services de la PAF font tout pour les arrêter. Ils sont tout le temps aux aguets. Et d’une extrême vigilance. Et, rares sont les "harraga" qui arrivent à tromper cette vigilance et qui réussissent à dépasser les eaux territoriales algériennes et à atteindre leur but, les côtes espagnoles du côté de l’ouest, la Sicile ou la Sardaigne du côté de l’est. Pour plusieurs raisons. A commencer d’abord par la vétusté des embarcations utilisées qui tombent souvent en panne, à quelques kilomètres de la côte. Ce qui, évidemment, ne peut qu’entraîner la panique générale. En tout cas, c’est ce que tout un chacun pourrait aisément imaginer. Une panne de moteur en pleine mer ! Les "harraga", ne pouvant plus compter que sur leurs bras, deviennent alors des galériens au sens propre du mot. Ils rament jusqu’à l’épuisement total sans savoir où le destin les conduira. Avec un peu de chance et un peu de clémence de la grande bleue, ils seront peut-être récupérés par un paquebot de passage. Ou par les gardes-côtes. Et alors là, leur rêve d’atteindre l’Eldorado occidental s’évapore comme l’eau de mer par 40° de température, et ils auront largement le temps de méditer longtemps, dans une cellule d’à peine 3m2, les raisons de l’échec de leur tentative. D’autres, moins chanceux, seront rejetés par la mer dans un état de décomposition avancé ou serviront de nourriture aux "dents de la mer". De ce danger, n’en doutons pas, les "Harraga" en sont conscients. Ils savent que les chances, leurs chances d’atteindre la rive nord, occidentale, de la Méditerranée sont pratiquement réduites à zéro, mais ils tentent le coup quand même. Par courage ? Par témérité ? Non, plutôt par désespoir ! Puisque de toute façon, ces jeunes-là, devant le chômage, la misère, le manque de perspective, enfin en un mot devant la mal vie dans une Algérie que l’on dit pourtant prospère, estiment bien qu’ils sont déjà morts. Et un mort, économiquement et socialement parlant, ne craint pas la mort. Voilà pourquoi, certains d’entre eux n’hésitent pas récidiver dans cette aventure périlleuse et à retenter le coup dès que les conditions le leur permettent.
Et, par condition, je n’entends pas uniquement " les conditions météorologiques", que la mer soit d’un calme plat pour que les "Harraga" remettent à flot leurs embarcations. Non, les "Harraga" qui se jettent à l’eau, au sens propre et au sens figuré, ont d’autres jugements de valeur quant à ces conditions. Et les conditions actuelles, nul ne peut le nier, sont plus que jamais favorables à une émigration clandestine. L’arrivée au pouvoir, quasi certaine maintenant, de la droite, en France, n’augure rien de bon pour nous autres Maghrébins. Les visas d’entrée dans l’espace Schengen, qui ne sont déjà distribués qu’avec parcimonie, risquent, dans un proche avenir, de ne plus l’être du tout.
Alors, comment ne pas comprendre, dans ces conditions-là, le défi lancé par nos jeunes à la face du monde de traverser la Méditerranée sur un radeau ?
On dit que "l’Histoire ne se répète pas". C’est peut-être vrai. L’Histoire suit son bonhomme de chemin sans s’arrêter. Pourtant, elle n’ignore pas les grandes dates historiques qui s’ancrent de façon définitive dans la mémoire collective d’un peuple. Le 2 mai 2007 en sera certainement une dans l’histoire de la France. De ce fait, la France, qu’elle soit de gauche ou de droite ne devrait pas oublier ses engagements d’avec les pays de la rive sud de la méditerranée. Faute de quoi gageons que la rive nord de la Méditerranée se réveillera, un de ces quatre, au vacarme des radeaux qui viendront se briser sur les rochers de Sète et de Marseille.
(1) Le "Soir d’Algérie" rapporte dans son édition du 22 04 07 le cas de deux "Harraga" dont l’un est mort, " noyé au niveau d’un des quais du port de Annaba". L’autre, par contre, a été secouru par la protection civile et ce après avoir fait une chute en essayant de monter à bord d’un céréalier russe.
(2) L’écrivain algérien Boualem Sansal a déjà écrit un livre portant le titre de Harraga.