Les paradoxes de l’humanitaire
par Frederic Bailly
mardi 28 mars 2006
Plus d’un an après le terrible raz-de-marée dévastateur qui a touché sept pays d’Asie, un premier bilan aux conclusions contrastées se dresse. Si la réponse de la communauté internationale fut à la mesure de l’évènement : 10 milliards de dollars de promesses de dons, le fond et la forme de l’utilisation de ces sommes conduisent vers des limites nébuleuses.
Avec cette exceptionnelle masse financière dégagée, les ONG ont été placées sur le devant de la scène. Plus que jamais rouages essentiels et complémentaires, leurs divergences se sont considérablement accentuées à la lumière de l’éclairage médiatique en relevant les inégalités entre les causes. Une situation qui pourrait mener à une impasse...
Voilà un bilan qui aurait pu être abordé de bien
des manières. Editorialement. D’abord par les chiffres qui illustrent
une catastrophe sans précédent : 230 000 morts ou disparus (400 000
selon Caritas), plusieurs centaines de milliers de déplacés et
sans-abri, des dizaines de milliers d’orphelins, vingt mille blessés et
des millions de victimes indirectes, placées dans une situation de
précarité absolue et dépossédées du moindre bien. Mais la conclusion
comptable brute de cette hécatombe dramatique, qui plongea la planète
dans une situation de torpeur au lendemain de Noël, n’instruit pas le
rôle extraordinaire -au propre comme au figuré- des ONG et des
associations sur le terrain.
D’abord, l’élan de générosité
dont elles bénéficièrent pour remettre debout les rescapés et tenter de
reconstruire les régions les plus touchées. En France, c’est 300
millions de dons (collectivités, entreprises, particuliers...) qu’il a
fallu se répartir, entre les différentes associations, pour autant
d’utilisations possibles des fonds.
D’une méthode urgentiste à une méthode « durable »...
Deux « écoles » se distinguent : celle qui préfère l’action dans la durée,
et mise sur une répartition financière échelonnée sur un exercice
quinquennal comme la Croix-Rouge, détentrice du record trésorier (110
millions d’euros) mais qui n’en aura dépensé que 16% la première année.
« Nous finirons l’année avec un peu moins de 20 millions d’euros
dépensés, nous en avons engagé 40 millions, formellement par
signatures, pour l’année prochaine, et 30 encore pour l’année d’après »,
a précisé Jean-François Mattei. Le président du CICR et ancien ministre
veut une « action humanitaire durable ».
Fondation de France joue sur le même registre, avec 68 projets financés à hauteur de 14,8 M€ sur la base d’une collecte de 19,9 M€. Action contre la faim (16,9 M€ reçus, 7,4 M€ dépensés) prône une méthodologie de répartition identique : « L’argent sera utilisé par étapes. Le plus dur reste à faire. La situation la plus dure est au Sri-Lanka et en Indonésie, deux pays pauvres et dangereux », a expliqué Jean-Christophe Ruffin, le président d’ACF, sur Europe 1.
Rony Braumann, l’ancien président
de MSF, fustige la « volonté de toute-puissance de certaines ONG teintée
de croyances, d’intérêts et de dérives. Certaines ONG se font des
illusions sur leurs capacités non pas à aider les gens, mais à
reconstruire leurs maisons ».
L’autre méthode de quelques ONG
consiste donc à s’en tenir au caractère « urgentiste » de leurs missions,
qu’il s’agisse des suites du tsunami ou d’autres actions, et surtout à
ne pas se substituer aux Etats ou aux autorités locales. Ainsi, Médecins sans frontières (qui avait suspendu sa collecte dès le 3 janvier 2005),
avait déjà jeté un pavé dans la mare en réaffectant, selon
l’autorisation des généreux donateurs, une partie des 40 millions
d’euros reçus -ou trop perçus- à d’autres causes moins médiatisées. Non
sans irriter quelques adeptes de la première école, qui parfois
se rallièrent sur le tard à la « méthode » MSF, comme Médecins du monde.
MDM préfère d’ailleurs être prudent sur l’avenir, et admet qu’il est
« impossible d’établir un budget 2006 puisque des évaluations sont en
cours en Indonésie pour déterminer la pertinence de la prorogation ou
de l’ouverture de projets en fonction des besoins de santé des
populations ».
Selon Rony Braumann, certaines ONG « ont tort,
car elles laissent entendre que l’essentiel du chantier de
reconstruction, ce sont les ONG humanitaires qui vont l’engager, et
lorsqu’on parle de reconstruction, on parle de cadastres, de plans
fonciers (...), de toutes sortes de choses qui sont du ressort des
pouvoirs publics locaux, dans lesquelles il me semble que le rôle des ONG
est tout à fait marginal ».
Le président de MSF, Jean-Hervé
Bradol, s’insurge : « Si la Croix-Rouge était spécialisée dans le BTP,
cela se saurait (...) Ce n’est pas parce que vous avez dix fois plus
d’argent que vous êtes plus compétent. »
« Les travaux de fond
sont laissés aux Etats. Mais les ONG ont leur place pour la
reconstruction de maisons, le traitement de l’eau ou pour le soutien
psychosocial, à condition de travailler en bonne intelligence avec les
administrations », pondère Martine Gruère, de Fondation de France.
Dans des pays comme le Sri Lanka ou l’Indonésie, les gouvernements ont
interdit de construire à moins de 200 mètres du littoral. Sachant que
les surfaces constructibles sont déjà rares, que les zones inondables
sont nombreuses et que les cadastres sont mis à jour de manière très
aléatoire, le relogement des populations dans des maisons « en dur »
relève du casse-tête. Aujourd’hui, il reste pourtant 98 000 maisons à
bâtir ! Moins du quart des besoins immobiliers ont donc été couverts en
2005, et la tâche à accomplir par les centaines d’ONG présentes sur
place reste titanesque.
Le syndrome du coût
Au-delà des querelles de positionnement, nombre d’observateurs se sont
également inquiétés de la prolifération des acteurs sur place
« justifiant ainsi l’argent perçu » et dépassant « les capacités des Etats
à coordonner efficacement ce mouvement ». Une étude (1), publiée au
printemps 2005 par le Centre des droits de l’homme de l’Université de
Californie, à Berkeley, et l’East-West Center, une organisation de
rapprochement américano-asiatique (financée en partie par le Congrès
américain), dénonçait ces phénomènes : « Les donateurs et les agences
d’aide ont cherché à obtenir des résultats rapides plutôt que de lancer
des processus de consultation permettant aux populations de participer
et de discuter de la reconstruction ». Et d’enfoncer le clou, puisque les
chercheurs, qui ont soumis les populations locales à des
questionnaires, estiment que « les donateurs et les agences d’aide
ont privilégié la recherche de résultats immédiats au lancement de
processus de délibération qui permettent la discussion et la
participation des populations ». Il fallait être présent rapidement sur
place pour générer de la visibilité, et donc des dons.
Une
situation dénoncée par Richard Werly, auteur de Tsunami, la vérité humanitaire : « L’un des fondements de l’action humanitaire dans les
années 1970 c’était le devoir d’être présent là où personne d’autre
n’est ! Or, aujourd’hui, c’est l’inverse : la plupart (...) des ONG va là
où tout le monde va, parce que c’est là qu’il y a les dons ».
« L’humanitaire aujourd’hui n’est plus guidé par les besoins mais guidé
par l’offre de dons. Si aujourd’hui, le donneur d’ordre, c’est le
donateur, ou le donateur, c’est la télévision, alors il y a un problème :
en matière humanitaire, le donneur d’ordre, c’est celui qui souffre ».
Richard Werly appelle cela le « syndrome du coût », alertant sur cette
« inégalité » qui peut « conduire à une catastrophe humanitaire ».